La pénurie de praticiens est connue, mais quels sont exactement les enjeux?
Les médecins généralistes (ou médecins de famille ou médecins de premier recours) sont un des piliers du système de santé. La Constitution reconnaît d’ailleurs leur mission depuis 2014 «comme une composante essentielle des soins médicaux de base» (art. 117a). Ces professionnels sont «la porte d’entrée» du système de santé, accompagnant et soignant des patients souvent durant de longues années. Ils exercent des tâches sensibles, décisives mais pas toujours conciliables: écouter les patients, mener les premiers examens, établir un diagnostic, proposer un traitement, éventuellement les orienter vers un spécialiste, préparer le suivi, signer les bons de délégation, livrer toutes les informations nécessaires à la prise en charge ou alors rassurer les patients sur leur état de santé sans initier un traitement malgré leurs doléances, analyser néanmoins la demande et y consacrer autant de temps que le système de tarification le permet.
Il existe un terme anglais pour désigner ce rôle, celui de gatekeeper, autrement dit contrôleur d’accès ou plus littéralement portier. Aucun de ces termes n’est bien choisi pour qualifier la responsabilité humaine et médicale qui incombe aux généralistes, pris en tenaille entre, d’une part, des patients qui attendent parfois la validation d’un diagnostic plausible mais qu’un examen clinique ne confirme pas et, d’autre part, des assureurs qui scrutent leurs facturations sans tenir compte des caractéristiques toujours plus complexes d’une patientèle qui a tendance à vieillir et dont les pathologies deviennent chroniques. Le cabinet d’un généraliste est le lieu où la vérité de laboratoire se frotte à des dimensions sociales, économiques et existentielles, où savoir profane et savoir expert se côtoient. Or, ce lieu clé, censé réguler l’accès aux soins, est lui-même difficile d’accès.
Compliqué, quand on est en quête d’un médecin de premier recours, de savoir parmi ceux qui exercent dans sa région de résidence lesquels acceptent de nouveaux patients. Il existe bien des outils ou des applications, dont certains permettent de savoir si le cabinet est ouvert à une patientèle nouvelle et même de fixer un rendez-vous sans contact vocal avec le secrétariat. Cependant, ces outils ne sont qu’inégalement répartis entre régions et n’offrent pas nécessairement une information exhaustive. Le constat est aussi valable pour les listes fermées que les assureurs imposent dans les modèles «médecin de famille». Avant même d’avoir commencé ses appels, un patient en recherche d’un généraliste devra élaborer son propre système, puisque personne ne semble avoir jugé bon de lui faciliter la tâche. A lui de jongler entre outils numériques, recommandations que lui livre son entourage et la constitution par ses soins d’un annuaire forcément incomplet. Premier constat: la quête, pleine d’aléas, se fera à tâtons.
En outre, dans la majorité des cabinets, les réponses ont été données par les assistantes médicales et secrétaires des cabinets, pas par les médecins eux-mêmes. La tâche qui consiste à accepter ou à refuser de nouveaux patients, et à l’expliquer même sommairement, fait partie du cahier des charges de ces assistantes. Les enquêteurs de la FRC ont passé en tout plus de 400 coups de téléphone, et il leur a fallu un nombre parfois considérable d’appels pour accéder à un cabinet. À quelques exceptions près, il faut s’armer de patience et y consacrer du temps, beaucoup de temps.
Nombre moyen d'appels pour atteindre un cabinet
- Campagne genevoise: 1,75
- Le Locle: 2,40
- Vallée de Joux: 3,88
- Yverdon-les-Bains: 2,08
- Delémont: 1,31
- Martigny: 1,87
- Fribourg: 2,13
Nombre moyen d’appels pour obtenir un rendez-vous
- Campagne genevoise: 2,29
- Le Locle: 2,92
- Vallée de Joux: 5,76
- Yverdon-les-Bains: 12,62
- Delémont: 14,48
- Martigny: 19,76
- Fribourg: 30,54
L'enquête
Le nerf de la guerre: les appels
L’unité de notre enquête n’est donc pas le nombre de médecins présents sur un territoire donné, mais le nombre de coups de téléphone passés (402 au total). Notre analyse est ainsi plus fidèle à l’expérience vécue des patients en intégrant cette circulation lacunaire et désordonnée de l’information au sujet de la disponibilité des cabinets médicaux. Nous avons inclus les appels sans réponse, parce que le cabinet est fermé ou n’est pas en mesure de répondre, puisque dans les aléas il faut compter les nombreuses fois où un patient fera sonner son téléphone dans le vide. Pour planifier leur rappel, les enquêteurs ont tenu compte des informations données par boite vocale sur les heures d’ouverture du secrétariat. Enfin, un dernier point vient s’ajouter: il arrive qu’un médecin ou son secrétariat conseille de prendre contact avec un autre cabinet. Or celui-ci n’accepte pas nécessairement de nouveaux patients, voire dans certains cas, bien que titulaire du diplôme, n’exerce pas en tant que généraliste. Même les meilleures intentions, ainsi, ne facilitent pas la vie des usagers en l’absence d’un outil fait à leur mesure ainsi qu’à celle de la pénurie.
En milieu urbain, il a donc fallu que nos enquêteurs décrochent 13 fois leur téléphone à Yverdon, 15 à Delémont, 20 à Martigny, et jusqu’à 30 fois à Fribourg pour recevoir une première réponse positive pour un rendez-vous.
Autant dire que pour accéder à un cabinet, à l’exception du Locle, il faut s’armer de patience et consacrer du temps, beaucoup de temps!
Les résultats des régions rurales paraissent plus raisonnables, mais il ne faut pas s’y tromper. D’abord, l’offre y est moindre, les patients peuvent plus facilement identifier les lieux de consultation, et l’on est moins susceptible de les envoyer vers d’autres cabinets, eux-mêmes surchargés, qui viennent gonfler le nombre d’appels à passer avant d’être définitivement fixé. Ensuite, une partie de la demande se reporte sur des cabinets de médecins basés à proximité, en ville en particulier. Enfin, certaines régions – c’est le cas de la vallée de Joux, avec l’association privée reconnue d’intérêt public, Pôle santé – ont centralisé et mutualisé des ressources qui permettent, pour l’instant, de répondre aux appels, mais aussi partiellement aux besoins médicaux primaires. Le problème pour ces régions est ailleurs: il consiste à savoir ce qui se passe lorsqu’un cabinet ferme et/ou si l’offre ne se renouvelle pas. Le risque existe alors pour que le taux de réponse négative dans l’acceptation d’un nouveau patient monte à près de 100%.
Taux de refus
- Campagne genevoise: 50%
- Vallée de Joux: 50%
- Fribourg: 58,97%
- Le Locle: 60%
- Delémont: 65,63%
- Martigny: 68,09%
- Yverdon-les-Bains: 75,51%
Signalement d’un manque de disponibilité
- Yverdon-les-Bains: 24,5%
- Martigny: 31,91%
- Delémont: 34,47%
- Le Locle: 40%
- Fribourg: 41,03%
- Campagne genevoise: 50%
- Vallée de Joux: 50%
patients en %
Un choix restreint, la confiance en jeu
Le nombre d’appels nécessaires est à mettre en lien avec le taux de refus de nouveaux patients (qui comprend également le cas des médecins titulaires d’un diplôme de généraliste mais qui n’exercent plus que comme spécialistes). Celui-ci demeure élevé pour tous les lieux de notre enquête, puisqu’il est au minimum de 50%, ce qui corrobore notre optimisme très relatif par rapport aux résultats des deux régions rurales.
Tout n’est pas réglé pour autant, et d’autres complications peuvent surgir: même lorsque la réponse est positive, celle-ci peut être assortie d’une «réserve» quant à la disponibilité réduite du praticien.
Plusieurs enquêteurs ont été avertis que le médecin ne travaillait qu’à temps partiel ou partageait son temps avec un autre poste, souvent dans un hôpital. En ce sens, on leur signale que, selon le moment où elle survient, le praticien n’est pas toujours en mesure de traiter la demande de consultation ni même l’urgence. Le cas échéant, le patient doit alors se tourner soit vers un service d’urgence, soit vers le médecin de garde. Selon le profil du patient, en particulier la maladie chronique, une telle limite est vraiment problématique. Elle casse le suivi qui s’avère justement décisif lors d’une crise, afin d’éviter les examens à double, les prestations inutiles, une prise de médicaments qui n’ont pas fait leur effet par le passé, voire qui interagissent mal avec le traitement en cours.
En l’absence d’un accès immédiat et généralisé pour le patient à son dossier médical – ce que devrait rendre possible le dossier électronique qui vient d’être lancé – les généralistes sont pourtant parmi les rares prestataires à disposer d’une information relativement complète sur le traitement de leurs patients et, dès lors, à leur proposer les mesures les plus adéquates. La pénurie a donc également comme conséquence qu’elle empêche de pleinement exploiter le potentiel des généralistes.
Une réponse positive pour un rendez-vous ne signifie donc pas qu’une prise en charge optimale soit garantie. Bien au contraire, en plus de la qualité du suivi médical, celle de la relation avec un généraliste repose également sur des aspects non médicaux: écoute, confiance, capacité à prendre de la distance. L’activité de généraliste est, par définition, une profession dite prudentielle, c’est-à-dire qu’elle exige l’application de savoirs formalisés et scientifiques qui doivent être adaptés aux situations individuelles. Cet exercice de prudence exige du temps pour les praticiens, une ressource dont ils semblent disposer de moins en moins. Et une certaine liberté de ton ainsi que de la confiance pour les patients face à un médecin avec qui ils devraient pouvoir ouvertement dialoguer de tout. Si cet idéal est déjà difficile à atteindre hors d’une situation de pénurie, celle-ci tend encore plus la situation. Et rien n’indique que l’on va vers le mieux.
Un accueil jugé bon: un non n’est pas toujours «ferme»
On observe ici et là un certain stress ou une forme de résignation quand il s’agit d’annoncer que le cabinet n’est pas ouvert à de nouveaux patients. A Yverdon par exemple, les personnes à l’accueil ont à plusieurs reprises sous-entendu qu’«il était impossible de trouver un généraliste en ville». D’autres cabinets savent se montrer arrangeants, soit en dirigeant les patients vers d’autres praticiens (même si ce dernier ne prend pas de nouveaux patients), soit en laissant la porte ouverte dans le cas où les recherches complémentaires s’avéreraient infructueuses. Par ailleurs, nous n’avons pas observé de «pratique entre initiés» sur les plus de 100 médecins contactés. Seul un cabinet a demandé à un enquêteur s’il connaissait le nom de code pour se faire accepter en tant que nouveau patient. Enfin, nous n’avons pas observé de réponse «à géométrie variable», à savoir des réponses en fonction de l’assurance ou de l’âge de l’appelant, hormis dans le cas d’un cabinet sur Fribourg. Pour mesurer toute la portée de ce constat, il nous faudrait toutefois mener une enquête spécifiquement sur la manière dont un «non» est négociable et le poids que peut peser le fait d’avoir une recommandation.
Il manque un outil pour aider les patients
Il existe des plateformes comme OneDoc qui permettent aux médecins inscrits d’indiquer leurs disponibilités, et s’ils acceptent de nouveaux patients. Elles offrent également la possibilité de prendre rendez-vous en ligne. L’outil semble avoir quelques atouts, mais il a un défaut majeur: il ne donne bien évidemment que des informations pour les médecins qui ont payé l’accès à la plateforme.
Si l’on veut une vue plus large, il faut alors passer par la base de données de la Fédération des médecins suisses (FMH). Celles-ci a deux défauts: elle ne dit rien de la disponibilité des médecins et, par ailleurs, elle livre les coordonnées de médecins qui sont titulaires de plusieurs diplômes, notamment celui de généraliste, mais qui n’exercent plus que comme spécialiste (ils représentaient environ un quart des cas de notre enquête). Nous avons constaté le même problème sur d’autres annuaires de médecins disponibles en ligne. C’est un problème, parce que l’absence d’informations exhaustives quant à la disponibilité des médecins et à la spécialité qu’en pratique ils exercent complique toujours plus la tâche des personnes à la recherche d’un médecin. Interpellée, la FMH déclare que «l’information quant à la disponibilité d’un médecin particulier n'est pas consultable sur notre site, pas plus que l’acceptation de nouveaux patients à un moment précis. En effet, ces informations changent très rapidement et peuvent donc difficilement être maintenues quotidiennement à jour. Notre site permet aux patients de trouver, à l’aide de filtres, un médecin dans le domaine de spécialité souhaité et dans une région précise. Si les patients souhaitent davantage d’informations, ils peuvent contacter le médecin directement en utilisant les coordonnées fournies.» Bref, la faîtière des médecins n’envisage pas d’améliorer son outil.
Méthodologie
PRINCIPE
La FRC a décidé de partager le quotidien des personnes qui cherchent un rendez-vous chez un généraliste et qui représentent une part non négligeable de la population. Au-delà du constat de la pénurie, cela permet de documenter les difficultés très concrètes qu’elle engendre.
MODE OPÉRATOIRE
Notre enquête a reposé sur le scénario suivant: 22 enquêteurs ont appelé en moyenne 10 cabinets de médecine générale (individuels ou collectifs) chacun. Ils devaient alors s’annoncer – sans travestir ni leur identité ni leur âge – comme futur nouvel arrivant à la recherche d’un médecin de famille dans la ville ou la région où sont basés les praticiens contactés. Les téléphones ont été faits durant la semaine sur les heures de travail. Au total, 101 cabinets ont été appelés au moins deux fois. Pourquoi deux appels au moins? Il s’agissait de vérifier la constance des réponses. Par ailleurs, si, à la suite d’une réponse négative, un cabinet indiquait un praticien susceptible d’accepter de nouveaux patients, l’enquêteur l’appelait dans la foulée. Certains cabinets ont ainsi été contactés à plus de deux reprises, d’autres n’ont été joints qu’à une reprise malgré les tentatives de les atteindre une deuxième fois.
CONSTITUTION DE L’ÉCHANTILLON
Notre objectif a été de livrer des informations au sujet de toutes les régions de Suisse romande, les zones urbaines comme les rurales. Nous avons ainsi sélectionné cinq agglomérations de tailles différentes, réparties sur plusieurs cantons: Fribourg, Yverdon-les-Bains, Martigny, Delémont, Le Locle. Ainsi que deux zones rurales: région de la vallée de Joux et Vallorbe, ainsi que les communes de la périphérie genevoise, Dardagny et Satigny. Ce choix n’a pas la vocation de la représentativité et a été opéré selon des critères de faisabilité, en fonction du nombre des enquêteurs. Toutefois, les résultats nous livrent des indices pertinents sur les difficultés que la population rencontre lorsqu’elle doit trouver un médecin de famille. Les cabinets contactés dans chacun de ces lieux sont ceux qui figurent sur les listes de la FMH (disponibles en ligne) et qui apparaissent lorsqu’on sélectionne «médecin généraliste et de famille» comme critère dans les filtres de recherche.
L'analyse
Le rapport de l’Obsan de 2016 sur la médecine de famille souligne qu’une part des tâches incombant actuellement aux médecins pourrait être confiée à des professionnels tiers, autrement dit l’approche actuelle est trop médico-centrée. Plusieurs solutions se dégagent.
LES PHARMACIENS
En matière de premier recours, des gestes médicaux simples sont déjà accomplis par les pharmaciens: on peut par exemple se faire vacciner en pharmacie. Également, depuis janvier 2020, certains médicaments de la catégorie B qui ne sont délivrables que sur ordonnance peuvent être remis à un client par un pharmacien diplômé mais après consultation et pose d’un diagnostic par ses soins. Il s’agit essentiellement de médicaments contre les douleurs aiguës, les troubles digestifs, les affections oculaires, les problèmes dermatologiques, les allergies ou les maladies des voies respiratoires. Dans des situations exceptionnelles justifiées, le pharmacien peut également remettre d’autres médicaments soumis à ordonnance médicale s’il documente ses actes.
Le cas de figure concerne des cas médicaux relativement courants comme une infection urinaire chez une femme, nécessitant la remise d’un antibiotique. Dans les deux cas, les prestations ne sont pas remboursées par l’assurance obligatoire. Pourtant, elles sont facturées bien meilleur marché que lorsqu’elles sont prodiguées par un médecin. Dès lors qu’une pharmacie dispose d’une salle de consultation, elle devrait être considérée comme un lieu de prise en charge de premier recours dont les prestations – selon une liste d’actes médicaux limités – seraient prises en charge par la LAMal.
Contactée, pharmaSuisse répond: «L’important est d’optimiser la complémentarité entre médecins et pharmaciens. Nous avons en partie la même mission et les mêmes compétences mais des publics cibles différents. Les pharmacies accueillent tous ceux qui souhaitent une prise en charge rapide sans rendez-vous, n’ont pas de médecin de famille ou pensent qu’une consultation médicale n’est pas forcément nécessaire. Notre rôle est aussi de les convaincre de consulter un médecin ou un service d’urgences lorsque c’est indiqué. Nous accueillons les patients des médecins qui viennent en pharmacie avec une ordonnance, et souvent encore des questions. L’avenir des soins ambulatoires appartient à une collaboration interprofessionnelle entre médecins, pharmaciens et soignants. Des soins coordonnés et interdisciplinaires, construits autour du patient et avec celui-ci, permettent d’augmenter la qualité et la sécurité des soins, ainsi que leur efficience. L’interprofessionnalité est bénéfique en termes d’adhésion thérapeutique et source d’économies pour le système de santé.»
LES CABINETS COLLECTIFS
D’autre solutions se déclinent à plus long terme. D’une part, il s’agit d’encourager la tendance encore émergente en Suisse des cabinets collectifs qui permettent une prise en charge continue tout en offrant une flexibilité aux médecins et aux patients, puisque le suivi des consultations ne dépend plus d’un seul praticien. Deuxièmement, il faudrait davantage convaincre – et pourquoi pas flécher leur parcours – pour conduire de jeunes diplômés à opter pour le rôle de généraliste, faute de quoi, même si le nombre de diplômés augmente, le problème de pénurie persistera.
L’AVIS DE LA FRC
En fin d’année 2020, la FINMA, en charge notamment de la surveillance des assurances privées, communiquait les résultats d’une enquête où elle avait constaté que les factures médicales, issues d’hospitalisations en chambres privées ou semi-privées, étaient trop opaques. De nombreuses irrégularités ont été constatées dont une part concerne la facturation des honoraires de médecins, le plus souvent spécialistes. En septembre 2021, le Contrôle fédéral des finances (CDF) a ciblé, quant à lui, les incitatifs négatifs qui poussent les hôpitaux (et leurs médecins) à pratiquer certains actes coûteux, pas toujours nécessaires.
Environ 20% des actes analysés par le CDF seraient évitables. Cette situation illustre le paradoxe dans lequel se retrouve le système de santé suisse: la densité trop importante de spécialistes pèse sur la hausse des coûts de la santé qui, ensuite, se répercute sur les primes d’assurance-maladie. A l’inverse, les généralistes manquent, alors que, selon l’enquête Workforce et l’Obsan, ils peuvent prendre en charge 94,3% des problèmes de santé en n’occasionnant que 7,9% des coûts...
Autrement dit, en réglant le problème de pénurie des médecins de premier recours, c’est-à-dire en revoyant le ratio généraliste/spécialiste, on pourrait aussi agir sur les coûts, et donc, sur les primes, sans remettre en cause la qualité des soins.
Une conclusion de l’enquête: taxer une consultation bénigne aux urgences serait absurde
C’est un bien mauvais héritage que le vert’libéral zurichois Thomas Weibel a laissé au Parlement où il a siégé jusqu’à la fin de la précédente législature. Sa proposition déposée en 2017 de taxer les patients lorsqu’ils consultent aux urgences hospitalières pour un cas bénin a passé la rampe des deux Chambres en décembre 2019. S’il est déjà difficile médicalement de tracer une frontière nette entre cas graves et bénins (toute situation qui dégénère n’a au départ l’air de rien), la difficulté de trouver un généraliste disponible en tout temps rendrait cette mesure particulièrement injuste, en faisant payer à double aux patients une pénurie qu’ils sont déjà les premiers à subir.
Nombre de cabinets médicaux par canton, 2019
Source OFS 2021: tous les cabinets dont le chiffre d'affaires est supérieur à 30'000 fr. et dotés d’infrastructures propres
LE CONTEXTE
Des indicateurs dans le rouge depuis longtemps
À trois reprises en 2012, 2015 et 2019, l’Observatoire suisse de la santé (Obsan), sous mandat de l’Office fédéral de la santé publique, a analysé la situation en Suisse des médecins de premier recours. Il y apparaît que la structure par âge des médecins souffre d’un déséquilibre, même si depuis 2010 le nombre de médecins de famille de moins de 50 ans a augmenté, passant de 25% à 34% de l’effectif total. Plus du tiers ont néanmoins plus de 60 ans, et près d’un cinquième sont déjà à l’âge de la retraite. 71,3% des médecins de plus de 60 ans ont admis qu’ils n’avaient pas de successeur(s) pour leur cabinet et 63,4% d’entre eux entendent prolonger leur activité au-delà de l’âge légal de la retraite. Toutefois, cette solution n’est pas sans poser d’autres types de problèmes puisque 56% des médecins de plus de 55 ans, hommes et femmes confondus, réduisent le nombre d’heures de consultation soit parce qu’ils préparent leur retraite, soit parce qu’ils exercent également dans une institution de soin (hôpital, EMS, entreprises, etc.)
En comparaison internationale, l’Allemagne compte 77,3% de cabinets, individuels ou collectifs, offrant un accueil à temps complet (45 heures et plus), la France 72,9%. La Suisse en compte 53,6%. Bref, ces chiffres confirment ce que l’on sait depuis des années: nous manquons de médecins généralistes en Suisse.
Des ressources en nombre mais mal réparties
La densité médicale moyenne en Suisse est élevée: selon la FMH, qui reprend les chiffres de l’OCDE, en 2020 la Suisse comptait 4,5 médecins (toutes pratiques confondues, généralistes ou spécialistes, stationnaire ou ambulatoire, privé ou public) pour 1000 habitants, alors qu’en France ils sont 3,2 et en Allemagne 4,3. La densité des médecins de famille s’élevait en 2016 à 1,1 médecin pour 1000 habitants selon un rapport publié également par l’OBSAN sur la médecine de famille.
Par ailleurs, il s’avère que près de 95% des cabinets médicaux se trouvent à une distance entre 0 et 4 km du lieu de résidence des patients, selon l’Office fédéral de la statistique (chiffre de 2017). Outre le vieillissement et la baisse du temps de consultation disponible, le problème tient donc à une mauvaise répartition entre spécialistes et généralistes. Comme le démontrent les derniers chiffres publiés par l’Office fédéral de la statistique, même en tenant compte des cabinets en pratique mixte, on est loin de l’équilibre entre les deux groupes. La situation ne va pas s’améliorer: même si le nombre de diplômés en médecine humaine augmente, l’association des Médecins de famille et de l’enfance en Suisse (MFE), sur la base de l’étude Workforce menée en 2020, estime que jusqu’en 2030 l’effectif des médecins de famille diminuera de 16% et qu’une embellie ne se dessinerait pas avant 2040.
Pourtant, sur les 8,5 millions d’assurés en Suisse, 4,1 millions (près de la moitié) ont opté pour un modèle d’assurance (médecin de famille ou HMO) qui les oblige à passer d’abord par leur généraliste pour tout problème de santé.
Satisfaction: la patience a des limites que la santé ne connaît pas
Si la satisfaction à l’égard des généralistes est bonne en Suisse, et si le temps de consultation est plutôt élevé en comparaison internationale (19,6 minutes selon l’étude 2016 de l’Obsan), la portée de ces deux résultats positifs est limitée, puisqu’elle concerne les patients qui ont déjà un généraliste et qui ne sont pas dans la position de devoir en changer. Les effets de la pénurie de ces professionnels se font sentir précisément pour les nouveaux entrants dans le système (les jeunes ou les personnes qui changent de domicile) ou les patients dont le généraliste part à la retraite sans se trouver de successeur.