Ces marques qui nous plument

Une enquête de
Jean Busché et Sandra Imsand

4 mars 2025

  • L'interdiction du geoblocking entrée en vigueur en 2022 permet désormais de comparer les prix.

  • La FRC a enquêté sur une centaine d’articles vendus sur 20 sites internet de grandes marques.

  • Les prix sont massivement plus élevés en Suisse.

  • La FRC combat l’application artificielle d’un «supplément suisse» aux importations.

Depuis des années, la FRC, accompagnée d’une vaste alliance composée notamment des acteurs des PME, des milieux de la santé et de l’industrie mécanique, se bat pour mettre un terme aux prix anormalement hauts en Suisse. La FRC peut certes tolérer certaines différences, si une réelle plus-value est réalisée en Suisse. Elle combat en revanche ceux qui appliquent artificiellement un «supplément suisse» aux importations afin de profiter du pouvoir d’achat et des salaires élevés, sans aucune contrepartie.

Protocole et but de l'enquête

Ces dernières années, la législation a changé au profit des consommateurs. Depuis 2022, l’art. 3a de la Loi contre la concurrence déloyale (LCD) interdit le geoblocking, technique qui consiste à empêcher l’achat d’un produit ou d’un service sur un site internet étranger pour bénéficier de prix moins élevés (lire encadré). L’accès à certains sites est bloqué en fonction du réseau du pays d’origine auquel l’adresse IP appartient.

Quelles entreprises profitent du pouvoir d’achat élevé du pays pour vendre aux internautes suisses des produits bien plus cher qu’aux Européens? Quelles sociétés pratiquent des prix surfaits, arbitrairement gonflés? Y a-t-il de bons élèves et des cancres qui surfent sur l’îlot de cherté?

Entre la fin 2024 et le début 2025, la FRC a enquêté sur une centaine d’articles vendus sur 20 sites de multinationales. L’objectif: comparer en temps réel les prix pratiqués en Suisse, en France et en Allemagne pour exactement les mêmes articles sur les sites officiels de différentes marques. Verdict: les prix sont systématiquement plus élevés en Suisse. En moyenne, cette hausse s’élève à près de 35%. Certaines entreprises pratiquent des écarts complètement disproportionnés.

Les produits ont été choisis aléatoirement. Ils devaient être disponibles à l’identique sur les sites suisses, allemands et français au moment des relevés. La TVA relative à chaque pays (Suisse: 8,1%; France: 20%; Allemagne: 19%) a ensuite été soustraite. Puis les prix en euros ont été convertis en francs avec le cours de change du jour des relevés.

1. Vêtements

Zara et H&M font figure de profiteurs de l’îlot de cherté

Les vêtements de nos relevés sont en moyenne 50% plus élevés en Suisse qu’en France et 46% plus élevés qu’en Allemagne. Les pires enseignes, H&M (écart de 82%) et Zara (76%), disposent de magasins physiques. Leurs loyers commerciaux élevés pourraient expliquer une partie de la différence (lire plus bas). Toutefois, de telles variations restent peu justifiables: ces acteurs de la fast-fashion appliquant un modèle de production et de distribution standardisé au niveau mondial. Birkenstock et Zalando montrent des décalages de 37% et 35%.

  • H&M: prix suisses 93% et 70% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

  • Zara: prix suisses 77% et 75% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

2. Outdoor et sportswear

Des hausses sévères mais plus contenues

Les marques spécialisées dans les équipements d’activités de plein air The North Face et Mammuth affichent des écarts d’un peu moins de 30%, soit dans la moyenne basse de l’enquête. Ce qui les situe à un niveau plus modéré que les marques de sport grand public Puma (33%), Adidas (42%) et Nike (41%). Ces deux dernières deux présentent des écarts similaires, ce qui suggère une politique tarifaire commune dans un secteur où les acteurs s’observent de près. L’absence de concurrence et les restrictions sur les importations parallèles renforcent encore le phénomène. La clientèle suisse s’en trouve fortement défavorisée.

  • Adidas: prix suisses 43% et 41% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

  • Nike: prix suisses 42% et 40% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

3. Électroménager

Philips exagère

Philips affiche des prix similaires pour la France et l’Allemagne, mais les articles prennent l’ascenseur dès qu’ils sont mis en vente sur le site suisse de la marque. La plus grande différence porte sur un airfryer. Chez Bosch, les différences varient beaucoup selon les produits, d’un prix doux à une hausse qui flambe. Babyliss, Braun et Kenwood figurent parmi les marques profitant le moins de l’îlot de cherté, avec des hausses en moyenne de 22% à 24%.

  • Airfryer Philips: prix suisses 45% et 46% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

  • Blender Bosch: prix suisses 6% et 55% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

  • Robot cuiseur multifonction: prix suisses en moyenne 30% plus chers par rapport à la France et l’Allemagne

4. Jeux vidéo

Xbox et Sony: un surcoût injustifiable

L’analyse incluait des abonnements annuels à des plateformes de jeux vidéo pour quatre acteurs majeurs: Xbox, Nintendo, PlayStation et Electronic Arts. Les prix entre la France et l’Allemagne sont sensiblement les mêmes. Dès que le service s’adresse aux Suisses, les différences sont importantes. Ainsi, Xbox péjore massivement les Helvètes, avec une différence de 41% par rapport à la France et 39% en comparaison avec l’Allemagne, alors que le catalogue en ligne est le même.

  • PlayStation, PS+ essential 12 mois: prix suisses 34% et 32% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

  • Xbox, Pass année standard console: prix suisses 41% et 39% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

  • Nintendo, Switch online année: prix suisses 22% et 21% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

  • Electronic Arts, EA Play 12 mois: prix suisses 22% et 21% plus chers par rapport à la France et à l’Allemagne

5. Ameublement

Des prix qui fluctuent étrangement chez Ikea

En moyenne, les produits Ikea sont 25% plus chers en Suisse qu’en France. Avec l’Allemagne, l’écart est même de 55%, l’un des plus hauts de l’enquête. Le géant suédois applique une stratégie différenciée selon les marchés et les produits, ainsi l’Allemagne bénéficie des prix les plus bas, alors que la Suisse subit des majorations importantes. Plusieurs explications à cela. Tout d’abord, le marché suisse est captif: le manque de concurrents locaux comparables permet à Ikea de maintenir des prix élevés sans risquer de perdre une clientèle significative. Ensuite, la segmentation tarifaire est assumée: les prix sont adaptés au pouvoir d’achat des consommateurs plutôt que sur la base des coûts réels de la société.

Face à nos résultats, le géant de l’ameublement répond que «divers aspects jouent toujours un rôle dans la composition locale des prix, ce qu'une simple comparaison des prix finaux ne peut pas refléter de manière exhaustive.» Ainsi, les plus grands pays ont des volumes d’achats plus importants et profitent donc de meilleurs prix et certains services, comme la livraison, sont déjà inclus dans les tarifs de certains articles en Suisse, contrairement à l’Allemagne ou la France. Ikea ajoute également que d’autres facteurs entrent en jeu: «selon la catégorie de produits, des normes ou des exigences fiscales plus complexes, ainsi que des coûts de logistique et de salaires différents.» (Réd.:pour la question des salaires, lire ci-dessous.)  Selon les calculs de l’entreprise suédoise, la différence de prix entre la Suisse et les pays voisins en considérant toutes les catégories et tous les articles disponibles est d’environ 11%. En gros, l’entreprise répond qu’on ne peut pas simplement comparer ainsi les prix tout en indiquant qu’une baisse pour 750 articles est «possible» pour 2025 pour le marché helvétique.

  • L’armoire Sundvik est vendue au même prix hors taxes en Suisse, en France et en Allemagne.

  • Le cadre de lit Malm blanc, 140 cm, avec rangement, montre un prix suisse 45% et 148% plus cher par rapport à la France et à l’Allemagne

6. Électronique

Le secteur qui fait exception

Les produits électroniques importés ont toujours été au même prix, voire moins chers en Suisse. Les relevés du 16 janvier démontrent une fois encore cette exception. La preuve que l’îlot de cherté n’est pas une fatalité et que certaines marques adaptent simplement le prix par pays en fonction de la TVA.

Dans le même esprit, la marque Dyson ne fait pas partie de nos relevés. La raison? Cette entreprise spécialisée dans les aspirateurs sans sac et sèche-cheveux se place dans un segment premium et a décidé de vendre partout ses produits aux mêmes tarifs, peu importe le marché. Apple pratique une politique de prix similaires: des articles chers, mais partout pareils.

  • Un écran de gaming incurvé, 34 pouces vendu par Dell montre un prix de 5% plus cher en Suisse par rapport à l’Allemagne et 6%: par rapport à la France une fois la TVA déduite et le prix converti en francs suisses.

Les prix plus élevés sont moins l’expression d’un niveau des salaires important que le résultat d’un fort pouvoir d’achat des Suisses.
Le Conseil fédéral

Le faux argument des salaires

Dans l’esprit de beaucoup, la Suisse est chère car les salaires sont élevés. Sauf que de nombreuses marques de l’enquête n’ont pas d’employés en Suisse. Lors d’importations, les salaires du personnel de vente ne jouent aucun rôle dans les prix.

S’il y a importation, les salaires du personnel de vente ne jouent aucun rôle dans les prix, voire permettraient de les baisser en raison du coût unitaire du travail plus bas de 5% en Suisse que chez nos pays voisins (plus forte productivité, durée du travail plus longue, charges salariales plus basses, etc.). (Source: études mandatées par le lobby du commerce de détail en 2010 et 2017.) Cette conclusion a été corroborée par Monsieur Prix et la Confédération.

S’il y a une production suisse, les salaires ne seraient responsables en moyenne que de 11% de l’îlot de cherté, soit une part assez faible. Elle peut varier en fonction des produits évidemment, mais de manière globale, l’excuse des salaires n’est pas justifiée. (Source: étude mandatée par le Seco en 2003)

Le Conseil fédéral le résume ainsi: «(…) Les prix plus élevés sont moins l’expression d’un niveau des salaires important que le résultat d’un fort pouvoir d’achat des Suisses que les producteurs et distributeurs savent exploiter». En d’autres termes, c’est parce que les Suisses ont des salaires élevés que les entreprises cherchent à exploiter ce pouvoir d’achat à prix fort, et ce, sans aucune contrepartie. Les marques étrangères considèrent bel et bien les consommateurs suisses comme des vaches à lait!

En détail

La loi sur admin.ch

Que dit la loi?

Le blocage géographique, (geoblocking ou «géodiscrimination») vise à empêcher l’achat sur un site internet étranger pour bénéficier de prix moins élevés. Il consiste à bloquer l’accès à certains sites internet en fonction du réseau du pays d’origine auquel l’adresse IP appartient. Ce blocage géographique est interdit dans l’Union européenne depuis décembre 2018. Ainsi, tous les consommateurs européens, quels que soient leur nationalité et leur lieu de résidence ou d’établissement, peuvent faire des achats sur n’importe quel site européen.

En droit suisse, une nouvelle disposition de la Loi contre la concurrence déloyale (LCD) permet, depuis 2022, de protéger la population de traitements différenciés, notamment en matière de prix, dus à sa localisation géographique. De fait, les clients suisses ne sont plus automatiquement redirigés sur les sites suisses des marques et peuvent consulter les extensions en .fr ou .de, par exemple. Cependant, impossible de passer commande, l’immense majorité des plateformes ne livrant pas vers la Suisse s’il existe un site en .ch. Les internautes réalisent alors qu’ils sont la cible de prix plus élevés voire abusifs, mais restent impuissants… La loi n’a donc pas totalement atteint son objectif.

Jackpot pour les multinationales?

Devant les conclusions de notre enquête, quelles options reste-t-il aux consommatrices et consommateurs suisses pour ne plus être victimes de prix surfaits? Pas grand-chose, malheureusement, car même si les choses progressent, les vrais leviers sont entre les mains des politiques et des entreprises elles-mêmes.

En consultant les rapports annuels de Zara et H&M, on constate que la Suisse semble contribuer disproportionnellement au chiffre d'affaires de ces groupes par rapport au nombre d'employés ou de magasins. Un signal que le pays est nettement plus rentable que ses voisins. Ainsi, Inditex, maison-mère de l’entreprise espagnole Zara, paie 2,83% de ses taxes européennes en Suisse et y emploie 1,79% de ses salariés, mais le marché helvétique génère 18,36% de son chiffre d’affaires sur territoire européen (ndlr: chiffres hors Espagne).  Comment l'expliquer si ce n'est par la marge supplémentaire dégagée? Interrogés sur la question, ni Zara ni H&M n’ont répondu aux questions de la FRC.

Certains distributeurs se lancent parfois dans des bras de fer avec des marques lorsque les prix sont jugés abusifs. Ainsi, entre 2014 et 2015, Denner avait lancé une guerre de prix sur les bouteilles de 2 litres de Coca Cola car le distributeur suisse avait imposé des tarifs que le discounter estimait trop élevés. Denner avait alors recouru aux importations parallèles de ce produit en se fournissant en République tchèque. Les bouteilles étaient vendues 1fr.95 au lieu de 2fr.50 chez Denner, et les autres détaillants avaient eux aussi baissé leur prix dans la foulée. Ce litige, qui avait rencontré un grand écho, démontre qu’il est possible d’agir sur les prix surfaits en Suisse, même si pour les détaillants, c’est souvent plus lié à une question de marge qu’à une question de pouvoir d’achat de la clientèle.

Confrontée à des prix surfaits, les consommateurs peuvent néanmoins demander des comptes et faire entendre leur mécontentement. Ils peuvent aussi décider de ne pas soutenir les marques qui abusent de l’îlot de cherté. Dans la mesure où il est désormais possible de comparer les prix entre les plateformes des différents pays, le consommateur peut faire le choix de ne pas acheter auprès de marques qui affichent des écarts trop élevés et ne pas ouvrir les cordons de sa (très grande, selon certains) bourse.

Tant que nous acceptons des prix plus élevés, les entreprises ne sont pas incitées à adapter leur stratégie.
Stefan Meierhans, alias M. Prix

Questions à Monsieur Prix

Stefan Meierhans reçoit régulièrement des informations au sujet de l’îlot de cherté. En 2014 déjà, il avait proposé dix propositions pour des prix plus bas et constate que des mesures ont déjà été prises, mais que les «les progrès sont limités en ce qui concerne les problèmes centraux.» Le Surveillant des prix n’est donc pas n’est pas surpris des conclusions de l’enquête FRC. Il travaille d’ailleurs activement sur le sujet et mène actuellement une enquête sur le commerce de détail.

Comment expliquer les écarts de prix avec les pays voisins relevés dans l’enquête?

Les raisons sont multiples. D’abord, les coûts en Suisse peuvent être plus élevés. C’est notamment le cas lorsqu’une grande partie de la valeur ajoutée est générée en Suisse. Ensuite, nous nous sommes habitués à payer le prix fort, ce qui autorise les entreprises étrangères de pratiquer des prix plus élevés en Suisse. Puis, malgré de nombreuses mesures mises en œuvre (Cassis de Dijon, interdiction du géoblocage, etc.), il subsiste des obstacles au commerce: frais de dédouanement, normes variant selon les pays, principe de territorialité dans l’assurance-maladie. Enfin, il convient de vérifier si la concurrence joue dans le commerce de détail en Suisse ou s’il faut l’améliorer.

Quel écart peut être jugé acceptable? Quand est-il abusif?

Il n’y a pas de limite fixe pour une différence acceptable. Ce qui est déterminant, c’est de savoir si la fixation des prix résulte de la concurrence ou si l’on abuse grâce au pouvoir de marché. Les coûts peuvent être plus élevés en Suisse pour certains biens, mais plus bas pour d’autres. Par exemple, ceux pour lesquels la distribution en Suisse est à forte intensité de capital et à faible intensité de main-d’œuvre. Le secteur de l’électronique montre que pour de nombreux appareils, les prix peuvent être nettement plus bas en Suisse qu’à l’étranger en cas de forte concurrence.

Quels leviers le consommateur peut-il activer pour inciter des entreprises à revoir leur politique tarifaire en Suisse?

Tant que nous sommes prêts à accepter des prix plus élevés, les entreprises ne seront guère incitées à adapter leur stratégie de prix.

Que mettre en place pour protéger le consommateur?

La transparence et l’accès à l’information sont certainement des éléments clés. Ils sont indispensables pour que nous puissions tirer parti de la concurrence existante (y compris transfrontalière). Les plateformes de comparaison sont utiles, les outils d’intelligence artificielle ont le potentiel de faire passer ce domaine au niveau supérieur. Plus il est aisé de s’informer, plus on a tendance à profiter de la concurrence. Cela peut exercer une pression considérable sur les fournisseurs. Mais loin de moi l'idée que les consommateurs et les consommatrices sont les seuls à pouvoir agir. Des mesures politiques sont également nécessaires pour faciliter les importations parallèles et supprimer les obstacles protectionnistes au commerce. Un sujet qui risque d'être difficile à l'heure actuelle, où les droits de douane menacent de redevenir la panacée et où les mesures de politique de sécurité et les motifs protectionnistes sont souvent mêlés.

Propos recueillis par SI