Sommaire
Alors qu’ils déclarent répondre simplement à une demande, les distributeurs utilisent divers stratagèmes pour rendre ce fruit incontournable dès les premières semaines de l’année. Le travail de fourmi des enquêteurs de la FRC prouve qu’ils créent ainsi une distorsion de la notion de saison.
Depuis des années, la FRC reçoit des témoignages de consommateurs excédés par la présence de fraises en rayon pendant l’hiver. Depuis des années, la Suisse romande a vu éclore des mouvements sociaux et solidaires remettant en question la place de ces baies en supermarché. A l’instar de la pétition lancée par la Valaisanne Sandrine Rudaz et signée par 30'000 personnes en 2008, ou de la levée de boucliers lancée par le site «En vert et contre tout» en 2019 contre le partenariat entre le WWF et Migros sur les fraises espagnoles. Depuis des années toujours, la FRC fait remonter plaintes et grognes aux distributeurs, Migros et Coop en tête. Leur réponse est toujours la même: si les magasins proposent des fraises à ce moment-là de l’année, c’est que les clients souhaitent voir et acheter ces fruits. En somme, la demande conditionnerait l’offre.
Selon les chiffres de l’Office fédéral des douanes, la Suisse a importé 14 281 tonnes de fraises en 2020, dont près de 70% entre janvier et avril. A elle seule, Migros en a fait venir 5500 tonnes de l’étranger l’an dernier. Ces statistiques impressionnantes montrent bien l’omniprésence des fraises sur les étals dès les premières semaines de l’année. Et seules les envies des consommateurs justifieraient l’omniprésence des fraises sur les étals? L’explication paraît bien simpliste.
Nous avons donc creusé. Nos 36 clients mystères dévoués à cette opération au long cours ont multiplié les visites en magasin dans cinq cantons romands (Fribourg, Genève, Neuchâtel, Valais et Vaud) entre janvier et juin 2020, puis à nouveau de janvier à mars en 2021. Au total, plus de 430 relevés ont été effectués chez Migros, Coop, Denner, Manor, Lidl et Aldi. Ce travail de fourmi donne une image assez précise de la façon dont la fraise investit les rayons, sa visibilité, sa provenance, les prix et les actions pratiqués. Le tout au fil du temps.
Ces relevés hebdomadaires nous ont aidés à décortiquer les ficelles marketing de la grande distribution. Ils nous permettent aussi d’affirmer que celle-ci fait tout pour créer une fausse impression de saisonnalité. Démonstration en huit points.
Niveau de visibilité en magasin entre janvier et juin
Très grande: 32.3%1. Disposition en magasin: l’invasion de fraises
Pour se faire une idée précise de la disposition en supermarché, nos clients mystères ont eu pour mission d’observer et évaluer les emplacements, les mises en scène et la visibilité de ce fruit. Première constatation: elle est souvent une des premières denrées sur lesquelles le client tombe en arrivant en magasin, à proximité immédiate de l’entrée, que ce soit dans les rayons ou les frigos horizontaux. Ensuite, les barquettes sont la plupart du temps placées à des endroits stratégiques: en bout de rayon, près des escaliers roulants, près des balances. Impossible de les manquer en faisant ses courses.
Nos enquêteurs ont également évalué la visibilité de l’emplacement. A titre de comparaison, ils ont observé le dispositif entourant les pommes Gala, fruits de saison ou de garde qui se trouvent toute l’année en magasin. Dans 29% des cas, nos clients mystères ont indiqué que la visibilité des fraises était «grande»; dans 32%, soit une visite sur trois, elle a même été jugée «très grande». Cette visibilité accrue s’est cristallisée entre la mi-février et fin avril, soit avant l’arrivée des fraises suisses. Paradoxalement, dès le mois de mai, alors que ces dernières sont disponibles, la visibilité est plus souvent jugée «moyenne» (24% du total des visites).
De février à avril, les détaillants rivalisent d’imagination pour rendre la fraise extrêmement attractive: branches de rhubarbe, tubes de crème chantilly et fonds de tartelettes sont situés à proximité immédiate. Ces mises en scène ne relèvent pas du hasard. Le 12 mars 2020, un enquêteur a utilisé l’expression «invasion de fraises» en décrivant le dispositif chez Migros Métropole à Yverdon: des rayons bien garnis, placés à différents endroits à fort passage, une cagette vendue à 3 fr. 80 seulement, avec de quoi faire tartes et desserts à portée de main: une tentation à laquelle nous cédons volontiers.
L’assaut en supermarché
Données sur les importations
Nos relevés confirment les chiffres officiels de l’Administration fédérale des douanes: en janvier, les fraises espagnoles représentent 94% des importations totales, en février carrément 95%, puis 89% en mars et 81% en avril. Pas de doute, la fraise ibérique est omniprésente et incontournable.
Quantité totale de fraises en 2020
Importation totale
Importation Espagne
Production suisse
(En tonnes)
Sources: Fruit-Union Suisse et Administration fédérale des douanes
2. Provenance: la déferlante espagnole
La fraise espagnole est omniprésente dans la grande distribution. Elle représente plus de 76% de nos relevés, avec une présence monopolistique de janvier à fin février. En mars, nos enquêteurs ont découvert quelques rares baies italiennes (et même un assortiment du Portugal). Dès la deuxième quinzaine de mars, les premières françaises – les alléchantes Cléry, Ciflorette et Gariguette – font leur apparition, mais uniquement chez Migros, Coop et Manor. Elles ne représentent qu’une ou deux références sur les quatre ou cinq disponibles à ce moment-là sur les étals. Les discounters allemands et suisses ne jurent pour leur part que par la fraise espagnole jusqu’à fin avril. Moment auquel les premiers fruits suisses apparaissent, pour s’installer complètement dès la mi-mai. La baie espagnole a alors presque disparu.
Des mécanismes sont mis en place pour protéger la production indigène en saison. Des droits douaniers élevés s’appliquent notamment sur les importations lorsque la fraise locale est mûre, soit de mi-mai à fin août (450 fr., voire 510, par tonne importée, au lieu de 3 fr. le reste de l’année). Par ailleurs, des règles liées aux importations de l’année précédente et des contingents s’appliquent aussi.
Oui mais non. En fait.
La législation ne laisse que des miettes aux consommateurs
La loi n’oblige pas le commerçant à fournir le nom du producteur en Espagne, la grande distribution ne se fait donc pas prier pour ne pas communiquer cette donnée. D’ailleurs, quand la FRC a officiellement demandé à Migros le nom du producteur pour une barquette, le porte-parole n’a pas voulu répondre. On ne peut que souligner l’hypocrisie qui règne en matière d’indication de la provenance au rayon des fraises.
3. Indication de la provenance: le détail qui change tout
Peu importe le pays de production du produit, le client devrait pouvoir trouver l’information toujours au même endroit, non? Raté! Notre enquête a démontré que le diable se cache dans les détails et que les distributeurs aiment jouer avec la législation, notamment en ce qui concerne les informations sur les emballages.
Pour les fraises indigènes, la provenance est presque systématiquement mise en avant sur les petites affichettes qui accompagnent le produit en rayon. Cette façon d’indiquer l’ancrage local concerne 65% des relevés. Sur l’emballage, dans plus d’un cas sur trois, l’autocollant donnant cette information se trouve sur le dessus de la barquette. De plus, très souvent, le nom du producteur figure également sur l’étiquette. Le consommateur sait clairement que la fraise qu’il s’apprête à acheter est locale, voire très locale, et de saison.
Constat similaire pour les fraises de variétés qui ont la cote comme Gariguette, Mara des Bois et Ciflorette, où l’indication du pays (France, la plupart du temps) est un argument de vente à part entière et figure principalement sur le dessus du produit, voire parfois aussi sur les affichettes. Là aussi, le nom du producteur ou une région précise, comme «Cléry de Carpentras», constitue visiblement un argument de vente. Question de réputation.
Pour les fraises espagnoles, il en va tout autrement. Les affichettes, dans 90% des cas, indiquent un laconique «Voir provenance sur l’emballage». Et, dans 62% des relevés, l’indication de la provenance se trouve sous le produit. Le client doit donc soulever ou retourner la barquette pour savoir que la fraise est espagnole. Détail piquant: dans l’écrasante majorité des visites effectuées, les enquêteurs n’ont pas trouvé trace du producteur sur l’étiquette. A la place, les détaillants préfèrent y faire figurer le distributeur ou alors l’entreprise qui a emballé le produit ou encore l’importateur, donc une entreprise… suisse. Seule exception notable: les fraises espagnoles ET bio, pour lesquelles l’autocollant figure le plus souvent sur le dessus de l’emballage. Il serait en effet dommage de cacher ce logo, synonyme de prix plus élevé, sous le paquet…
Producteur: soit vedette, soit planqué
Producteur: soit vedette, soit planqué
Le juste prix ou le prix juste
La pression énorme sur les prix de ces fruits a une incidence sur les habitudes d’achat. Repérant très tôt la présence de la fraise ibérique, le consommateur aura tendance à penser que le prix normal est celui de la baie espagnole. La suisse devient à ses yeux un produit de luxe.
4. Prix: entre prix plancher et produit de luxe
Sans surprise, les fraises espagnoles sont les moins chères, et de loin. En moyenne, nos relevés montrent un prix moyen à 8 fr. 25 le kilo. Dans le détail, nos enquêteurs ont trouvé des fraises à 1 fr. 30 la barquette de 500 g (2 fr. 60/kg) lors de la deuxième semaine d’avril 2020 chez Migros. Trois semaines plus tôt, chez Denner à Nyon, nos enquêteurs avaient repéré des actions à 3 fr. 38/kg. Juste un peu plus chères, des promotions chez Aldi à la mi-mars à 3 fr. 58/kg. Même opération et même prix chez Lidl aussi un peu plus tard. Les cagettes d’un kilo les moins chères sont quant à elles proposées dès 3 fr. 80.
Les fraises suisses n’évoluent pas dans le même segment. Nos relevés établissent une moyenne de 16 fr. 10/kg jusqu’à la fin de juin. Toutefois, les différentiels sont assez impressionnants: par exemple de 9 fr. 98/kg à 26 fr. 60/kg chez Aldi et Lidl ou de 9 fr. 98/kg à 19 fr. 80/kg chez Migros dans le canton de Fribourg.
La moyenne des fraises françaises est la plus élevée de notre enquête. Mais Gariguette, Cléry, Ciflorette sont uniquement des variétés premium. Leur coût s’élève à 20 fr. 10/kg. La palme revient à Manor à Vevey le 13 mars 2020 pour des Gariguettes bio. Un vrai produit de luxe.
Concernant les prix moyens par enseigne, sans surprise, les discounters Denner, Aldi et Lidl sont meilleur marché. Ceci s’explique notamment par le fait que les premiers ne proposent pas de variétés premium venues de l’Hexagone et ne vendent des produits que d’Espagne et de Suisse.
Espagne, le côté obscur de la fraise à Huelva
Un reportage de Maria Rosa Font
Les problèmes sociaux et environnementaux entachent cette culture indispensable à l’économie de l’Andalousie. Reportage aux sources de la fraise qu’on achète en Suisse.
Peu après le lever du jour, des personnes portant de grands bidons et des chargeurs de téléphone portable apparaissent aux quatre coins du campement. Nous sommes à Palos de la Frontera, l'une des principales localités agricoles de la province de Huelva, dans le sud de l'Espagne. Les immigrants clandestins se mêlent aux travailleurs saisonniers espagnols, européens et marocains embauchés pour travailler dans les champs durant la saison des fruits rouges. Cinq jours plus tôt, un incendie a ravagé la moitié des petites cabanes, sans eau ni électricité, que les migrants avaient construites en carton, plastique et palettes de bois. En détruisant ces abris de fortune, où vivent environ 800 personnes, le feu leur a fait perdre le peu qu'elles avaient: quelques affaires et les documents de ceux qui avaient réussi à régulariser leur situation en Espagne.
Rabais permanents, partout
En magasin et dans les catalogues, la fraise espagnole est toujours présentée comme une bonne affaire.
5. Actions: tout est massivement misé sur l’ibérique
Les premiers mois de l’année sont rythmés par les actions sur les fraises. Dès février, nous avons pu constater des offres régulières, avec des rabais allant jusqu’à 50% du prix de référence. A l’approche de la Saint-Valentin, les détaillants proposent majoritairement des prix bradés.
Les premières cagettes d’un kilo, en rayon à la fin de février déjà, sont également vendues à des prix défiant toute concurrence: 3 fr. 95 au lieu de 7 fr. 90 chez Coop, 4 fr. 60 au lieu de 7 fr. 80 chez Migros ou 3 fr. 79 au lieu de 5 fr. 99 chez Lidl. Selon le Bulletin du marché des fruits et légumes de l’Office fédéral de l’agriculture, les actions sur les fraises importées sont régulières en février et fréquentes de mars à mai. Une affirmation que nos relevés sur le terrain confirment. Et quand ce n’est pas au tour de la fraise d’être en action, la framboise ou la myrtille prennent le relais. Produits d’appel, ces petits fruits sont de ceux qui attirent le client en magasin.
Les fraises suisses bénéficient de bien moins de promotions. Nos enquêteurs en ont relevé une ou deux en juin. Les rabais sont également beaucoup moins conséquents, d’environ 20% sur le prix de base annoncé, selon nos calculs. Comme pour le prix au kilo, ces différences donnent une réalité tronquée: le fruit de référence est espagnol, très bon marché et bénéficiant souvent de rabais importants.
Signalons encore un élément surprenant: Lidl et Aldi proposent très régulièrement des actions sur les fraises au rayon situé à l’entrée. Ces actions concernent également les baies suisses en saison. Les prix sont inscrits sur de grands panneaux rouges avec les invectives «Action!» «C’est moins cher!» ou «Ton prix Lidl», ce qui convainc le client qu’il va réaliser une bonne affaire. Or le prix non soldé n’est affiché nulle part. S’agit-il alors vraiment d’une action ou juste d’un prix plancher? Les deux discounters allemands doivent corriger ce manquement.
Omniprésence du plastique
Polyéthylène ou PET: 84%6. Taille des barquettes: la confusion avant tout
Selon les distributeurs, les saisons ainsi que la qualité de la fraise, la contenance des emballages change. Nous avons ainsi trouvé cinq tailles différentes de barquettes et cagettes: 250 g, 340 g, 400 g, 500 g et 1 kg. Nos observations nous ont permis de constater que chaque emballage était destiné à une utilisation bien spécifique. Les plus petits contenants sont réservés aux fraises de «luxe», les premium telles que Mara des bois, Cléry ou Gariguette (17% des relevés). Chez les discounters, les fraises bio sont également vendues par 250 g, tandis que chez Migros, c’est principalement par 400 g (15%). Une façon de faire passer inaperçu le prix souvent élevé de ces produits, vendus plus de 20 fr./kg.
C’est sans conteste le paquet de 500 g qui est majoritaire (plus de 50%). Il touche aussi bien les fraises espagnoles que suisses. Les cagettes en bois de 1 kg sont réservées uniquement aux fraises espagnoles. C’est environ 10% de nos relevés. Enfin, petite spécialité, les barquettes de 340 g ne sont de sortie qu’à la Saint-Valentin, dans un emballage en plastique en forme de coeur. Ces quelques fraises sont plus chères au kilo que les autres qui sont en rayon au même moment.
La multiplication des emballages ne facilite pas non plus la tâche du consommateur pour déterminer le prix au kilo. Un exemple: le 28 avril 2020, le client mystère d’un magasin Lidl à Lausanne a pu constater pas moins de quatre packagings différents. Des fraises bio à 1 fr. 79/250 g, des conventionnelles à 2 fr. 29/400 g, un paquet de 500 g à 1 fr. 79 et, enfin, une cagette à 4 fr. 99/kg. Le tout d’Espagne, de la même région. Les fraises sont dispersées dans plusieurs endroits du rayon fruits et légumes et disposées face à l’entrée, les prix au kilo sont inscrits en petits caractères: le client pressé peinera à faire le bon choix. Un flou savamment orchestré par les détaillants.
28 avril 2020: un magasin, quatre packagings
28 avril 2020: un magasin, quatre packagings
L'avis de l'expert
Julien Intartaglia
Doyen de l’Institut de la communication et du marketing expérientiel, HEG Arc Neuchâtel et professeur HES.
Selon notre enquête, les fraises sont systématiquement situées à l’entrée des magasins ou dans des lieux de fort passage. Qu’est-ce que cela provoque chez le consommateur?
Quand un magasin orchestre l’expérience client, tout est ordonné et pensé. Il met en place une série de stimuli qui favorisent la dépense et ont pour but d’augmenter la valeur moyenne du panier d’achat. Dans le cas de la fraise, les distributeurs sans le savoir utilisent la technique de l’amorçage, ou priming en anglais. Quand ce fruit est disposé à l’entrée, il figure à chaque fois dans notre champ visuel lorsque nous pénétrons dans un magasin. Le magasin amorce toujours l’image de la fraise comme étant un élément disponible en tout temps. Les informations sur la saison du fruit sont brouillées car nous le trouvons toute l’année en magasin. A force de répéter une amorce, on crée la banalité, ou normalité, du stimulus.
Les consommateurs ne s’en rendent-ils pas compte?
L’acte d’achat suit une logique émotionnelle, et pas logique. Or tenir compte de la saisonnalité ou de l’impact écologique d’un produit relève d’un raisonnement rationnel. Une décision d’achat se fait de manière non consciente, en quelques millisecondes. Cela fait quelques décennies que le marketing et la publicité utilisent l’émotion pour vendre et que le cerveau y est confronté. Il n’est pas si simple de revenir de ce conditionnement par l’émotionnel auquel nous avons été habitués.
Dans nos relevés, nous avons constaté des rabais fréquents et importants sur la fraise importée. Cela aussi pousse à l’achat?
Oui, c’est le mécanisme de la bonne affaire. Nous connaissons le prix de référence de beaucoup de produits et ce «catalogue» se retrouve à disposition en tout temps dans notre cerveau. Voilà pour le rationnel. Or, une fois confrontés à une barquette de fraises en action, nous comparons automatiquement et de façon non consciente, en quelques millisecondes, ce prix avec le prix normal du produit de saison. Ne voulant pas manquer cette affaire, nous prenons notre décision en dehors de toute considération sur la saisonnalité, l’écologie ou d’autre facteurs. C’est le fonctionnement des soldes, ou de journées comme Black Friday où l’euphorie l’emporte sur la raison.
Ces techniques de vente fonctionnent-elles vraiment?
Si les consommateurs n’achetaient pas ces fraises, la grande distribution ne les vendrait pas. Un produit qui ne marche pas est retiré des rayons. Il y a souvent une différence entre ce que le consommateur dit et ce qu’il fait. Il peut très bien tenir un discours écologique mais acheter des fraises en hiver. C’est toute la beauté et la complexité du comportement humain.
Carrefour ouvre la voie
Chez nos voisins français, une chaîne de supermarchés, et pas des moindres, a franchi le pas. Le nouveau patron des produits frais et traditionnels du groupe Carrefour a annoncé sur Twitter il y a quelques semaines qu’il renonçait aux fraises en janvier. «Ce n’est pas de saison, elles manquent terriblement de goût, nous avons à la place de délicieux agrumes, des kiwis français et des pommes croquantes», a-t-il justifié. Les fraises sont donc arrivées à la mi-février... et elles étaient espagnoles. Les premières françaises ont pris leur place en rayon en mars.
Cette prise de position s’apparente surtout à un effet d’annonce purement marketing (les fraises de mi-février ne sont pas plus de saison ni franchement meilleures que celles de janvier), elle montre toutefois la voie à suivre et a été largement saluée bien au-delà des frontières hexagonales.
7. Saisonnalité: la grande illusion
Nos relevés effectués en janvier 2021 ont permis de constater que les fraises étaient la plupart du temps déjà présentes, soit dans un frigo astucieusement placé vers l’entrée, ou carrément en tête de gondole. Les premières actions pour les fraises s’observent déjà début février et culminent une première fois aux alentours de la Saint-Valentin. A cette période, Migros, Coop, Aldi, Manor et Denner proposent des rabais de 20 à 40%. En rayon, les fraises sont mises en scène dans certains magasins. Puis, une fois la première vague passée, elles arrivent massivement en mars: elles sont extrêmement visibles, présentes en différents conditionnements et qualités. Et les actions sont très régulières.
C’est aussi à ce moment-là que nos enquêteurs ont constaté que les fraises étaient plus rouges, plus belles, plus odorantes, plus appétissantes et bien alignées, notamment dans des cagettes en bois. Installations et actions s’accompagnent régulièrement d’affiches très voyantes, parfois rouges ou jaunes, ainsi que d’indications comme «Hit de la semaine» (Coop et Denner), «Actuel» (Coop), «Superfresh» (Lidl), «Action, c’est moins cher!» (Lidl), «Hit» (Migros) ou tout simplement «Fraises» (Manor). Cette manière de faire dès mars donne au client une fausse image de saisonnalité. Non seulement il aura tendance à croire que la fraise est bien installée puisqu’elle est massivement présente, mais en plus il n’aura pas la force ni l’envie, ou simplement le recul, d’attendre l’arrivée des baies suisses presque deux mois plus tard.
Les mises en scène – ou plutôt leur absence– déployées quand la fraise suisse bat son plein en mai-juin laissent croire que la saison est finie. Des produits typiquement estivaux, comme le melon, la pastèque, l’aubergine et la tomate remplacent déjà la fraise. La grande distribution berce constamment le consommateur dans une fausse valse des saisons, bien en avance avec la réalité agricole régionale.
Saison décalée: constat d’une manipulation
Les fraises occupent largement les étals; certains clients-mystère ont même parlé d’«invasion de fraises» pour évoquer les piles de barquettes disposées à la vue dans les endroits à fort passage. Les actions se multiplient, les mises en scène aussi: difficile de ne pas céder à la tentation.
Alors que la saison de la fraise suisse bat son plein, le produit n’est plus mis en avant. Le melon, la pastèque, l’aubergine et la tomate, typiquement estivaux, remplacent déjà la fraise. La grande distribution berce constamment le consommateur dans une fausse valse des saisons, bien en avance avec la réalité agricole régionale.
Saison décalée: constat d’une manipulation
Les fraises occupent largement les étals; certains clients-mystère ont même parlé d’«invasion de fraises» pour évoquer les piles de barquettes disposées à la vue dans les endroits à fort passage. Les actions se multiplient, les mises en scène aussi: difficile de ne pas céder à la tentation.
Alors que la saison de la fraise suisse bat son plein, le produit n’est plus mis en avant. Le melon, la pastèque, l’aubergine et la tomate, typiquement estivaux, remplacent déjà la fraise. La grande distribution berce constamment le consommateur dans une fausse valse des saisons, bien en avance avec la réalité agricole régionale.
Une stratégie étudiée sur tous les canaux
8. Catalogues: arme de communication massive
Journaux envoyés aux détenteurs d’une carte de fidélité, prospectus tous-ménages, dépliants disponibles à l’entrée des magasins: les supports édités et distribués par les détaillants reflètent eux aussi les stratégies de vente mises en place autour de la question de la saisonnalité et de la fraise dans le cas qui nous occupe. Nous les avons donc analysés chaque semaine pour y débusquer les messages autour de ces fameuses baies rouges.
En janvier, la fraise fait de timides incursions anecdotiques. Dès février, elle se montre très présente. Principalement au travers des promotions et actions qui occupent les pages des publications, mais aussi de manière plus subtile. Par exemple dans une mise en scène alléchante, comme un yogourt décoré de morceaux de fraise, ou, dans Coopération, une brochette de banane, kiwi et fraise présentée comme une astuce pour consommer plus facilement les cinq portions de fruits et légumes quotidiennes. Après la Saint-Valentin et ses montagnes de fraises d’amour, c’est l’accalmie. Puis rebelote en mars. Dans son édition du 9 mars 2020, Migros Magazine faisait figurer la fraise à pas moins de cinq emplacements différents. De l’action au gâteau à la fraise appétissant en passant par l’article vantant les engagements durables du géant orange dans la culture du fruit. C’est également en mars qu’apparaissent les premières recettes, comme la madeleine aux fraises et les crêpes à la compote fraises-rhubarbe (les deux dans Coopération). Les mises en scène (fraises et champagne, par exemple) et recettes se poursuivent encore en avril, accompagnées par les actions qui ne faiblissent pas sur les publications. Mi-mai, un dossier spécial sur les fraises suisses dans Coopération, avec plusieurs recettes pour les grands et les petits. Début juin, la fraise s’invite sur le gril avec une recette de melon dans Migros Magazine. L’arrivée de l’été sonne le glas de la fraise dans les prospectus et magazines. C’est au tour du melon et de la pastèque de remplir les pages. Nos observations ont mis en lumière le fait que ces publications participent elles aussi au sentiment de décalage de la saison. En effet, proposer une recette en mars implique que des clients vont vouloir la tester à ce moment-là, tant pis si la fraise a parcouru 2000 kilomètres et est insipide.
Il est intéressant de constater qu’en janvier et février 2021, Migros et Coop se sont tous les deux emparés de la question de la durabilité de la fraise en hiver. Dans les pages de Coopération, un article explique que les fruits espagnols ne sont pas nuisibles à l’environnement. De son côté, l’hebdomadaire Migros Magazine publie des extraits d’un écobilan sous forme de vrai-faux. La fraise fait débat et les géants orange profitent de leurs publications pour donner leur version des faits.
Engagements des distributeurs:
du marketing avant tout
Laurianne Altweg
Spécialiste FRC Agriculture, énergie et environnement.
Les scandales sociaux et environnementaux liés aux fraises espagnoles ayant ébranlé le consommateur suisse, les distributeurs ont redoublé d’efforts ces dernières années pour le convaincre que les choses ont changé. Les fraises sont ainsi devenues «durables» dans la communication des deux plus grands détaillants suisses et même directement sur les barquettes. La meilleure manière pour déculpabiliser le client, voire même lui faire croire qu’il contribue à améliorer la situation sur place grâce à son achat. On vend du rêve, on frise le cynisme.
Placée bien en vue sur l’emballage, la promesse de Coop pour une «irrigation responsable» et une «production équitable» se rapporte à plusieurs «actes» de son programme de durabilité. Pour les étayer, quelques informations figurent sur son site, tout comme un rapport faisant état de l’avancée de ses engagements. Un bon point. Toutefois, non seulement les résultats publiés concernent l’ensemble de son assortiment de fruits et légumes – difficile d’en savoir plus sur les fraises – mais ces engagements sont fort timides. Le détaillant a en réalité adopté les mêmes normes que celles exigées par un très grand nombre de distributeurs européens et qui ne peuvent être qualifiées de particulièrement exigeantes. Parler de fraises durables est clairement exagéré.
Chez Migros, le manque de transparence est frappant. Ses engagements avaient pourtant été annoncés en 2019 à grand renfort de communication: 74 mesures portant sur l’eau, les sols, la flore et le social devaient améliorer la situation à Huelva. Beau programme. Dans les faits cependant, impossible d’obtenir le détail des mesures ni de savoir quoi que ce soit de leur impact sur le terrain deux ans plus tard. Seule certitude, le WWF s’est retiré du projet dès l’automne 2019. En bref, le consommateur est censé croire le distributeur sur parole. Nous prendrait-on pour des… pommes?
La fin d'un monde imaginaire
Face aux constantes réactions de consommateur, les distributeurs ont mis en place un monde parallèle. Un monde où ils ne font que répondre à la demande, où ils dépensent des sommes folles pour faire croire à un approvisionnement durable et où la responsabilité de l’assortiment repose sur les seules épaules des clients. Notre enquête démontre que les détaillants sont au contraire les auteurs de l’assaut des fraises hors saison et que leurs promesses relèvent essentiellement du marketing. Face à ce constat sans appel, il est temps de changer les choses: qui passera enfin vraiment en premier de la parole aux actes en stoppant l’invasion des fraises en hiver?