Sommaire
Que paie le consommateur lorsqu’il achète un produit local et de saison en grande surface? Au terme d’une année d’enquête, la FRC apporte des éléments de réponse sur les marges dans le maraîchage.
Plongée dans un système complexe où coûts, risques et bénéfices sont répartis de manière inéquitable entre producteurs, distributeurs et consommateurs, où le prix payé au maraîcher ne couvre pas toujours ses coûts et enfin où la marge des géants oranges peut peser d’une manière démesurée dans le prix final.
Notre enquête s’inscrit dans la continuité logique du combat de longue date de la FRC sur la question du prix juste et de la transparence. C’est l’argent du consommateur qui finance tout le système alimentaire, de la production à la distribution. Il en résulte donc des responsabilités, mais aussi des droits. Et notamment celui de connaître l’état du dispositif que le consommateur rémunère.
Il était donc temps de se pencher sérieusement sur la question des marges pour des biens de base tels que les fruits et légumes, démarche d’autant plus cruciale en cette période compliquée pour le porte-monnaie des ménages. Il est important de rappeler que l’alimentation n’est pas un bien de consommation comme un autre et que chaque maillon de la chaîne devrait être rémunéré en fonction des prestations qu’il fournit.
Un responsable de la fenaco
Silence et portes closes
Soutenus dans notre démarche par des syndicats paysans et de grands labels, nous pensions, sans doute naïvement, qu’il nous suffirait de frapper aux portes pour obtenir toutes les données de Suisse relatives aux coûts de production des maraîchers, leurs prix de vente à la grande distribution et de là, par la magie des statistiques, en déduire des tendances qui nous permettraient de faire la lumière sur la formation du prix des fruits et légumes.
Une impression renforcée par le fait qu’en Suisse, certaines filières produisent effectivement des données relatives à leurs coûts de production. C’est le cas de la patate ou des arbres fruitiers, par exemple.
Convaincus par la justesse de notre démarche et forts de nos soutiens, nous sommes allés demander ces chiffres à ceux qui les avaient. Pour nous retrouver devant une succession de portes closes et de fins de non-recevoir.
De groupes d’intérêts à la Centrale suisse des cultures maraîchères en passant par l’Union maraîchère suisse, nous avons essuyé des refus, appris que ces chiffres n’existaient (presque) pas mais surtout, nous avons été encouragés à aller voir ailleurs, «plus loin». Nous avons été confrontés à une véritable omerta qui entoure la production maraîchère.
Quelques réponses reçues: «Nous n'avons pas de données sur les prix au niveau des producteurs. Je vous conseille de vous adresser à l'Union maraîchère suisse.» «Malheureusement, nous n'avons pas de données sur les prix au niveau des producteurs. Je vous conseille de vous adresser à l'Union maraîchère suisse. Celle-ci dispose de prix indicatifs pour l'ensemble de la Suisse concernant les légumes mentionnés.» L’Union maraîchère a de son côté botté en touche: «Le calcul de marges est devenu très compliqué et demande des ressources importantes si on veut livrer des résultats sérieux. D’ailleurs, la place est déjà occupée par d’autres organisations.»
Quant à la Confédération, elle n’est pas d‘une plus grande aide: «Nous ne pouvons pas donner d'informations sur les marges brutes.» L’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) publie des relevés sur les prix à la consommation moyens des produits issus du maraîchage, aussi bien conventionnels que bio. Il n’y a en revanche aucune information sur ce que représentent le tri, le lavage, l’emballage, le transport, le stockage ou la distribution dans le prix final. Aucune statistique non plus sur les prix payés aux producteurs. Rien du tout.
Silence radio également du côté de la fenaco, société coopérative agricole appartenant à Landi et par laquelle passent toutes les pommes de Suisse. Un responsable nous a même suggéré que c’était «une mauvaise idée de se pencher là-dessus».
Face à ce mur de silence, c’est donc auprès des premiers concernés, à savoir les maraîchers eux-mêmes, que nous avons décidé d’obtenir ces chiffres.
Mais l’omerta maraîchère frappe également les paysans. Le fait de témoigner et de nous divulguer leurs prix pourraient leur porter préjudice face à leurs clients principaux: les géants de la grande distribution. Tous les acteurs auxquels nous avons pu parler connaissent le cas d’un producteur dont les commandes ont subitement chuté après avoir osé se plaindre publiquement du système.
Il nous a fallu du temps, de la patience et de la pugnacité, mais une fois la relation de confiance établie, des maraîchers ont accepté de nous livrer leurs coûts de production et certains ont même été transparents sur d’autres éléments, comme leurs prix de vente. Cette enquête n’aurait jamais pu aboutir sans leur participation. La peur des représailles étant bien réelle, aucun agriculteur n’a accepté d’être nommé. Nous avons également légèrement arrondi les prix qui nous ont été fournis afin que nos sources ne puissent pas être identifiées.
Éléments clés
Consommation annuelle de légumes par habitant en Suisse: 73 kg
Mise sur le marché de légumes suisses en 2020: 390 000 tonnes
Part des légumes commercialisés en Suisse vendus par le commerce de détail: environ 60%
Sources: Union maraîchère suisse
Un mot sur la méthode
Afin de comprendre la chaîne de valeur qui implique la formation du prix final d’un produit, nous abordons ici sa construction à travers quatre étapes: les coûts de production (1), l’emballage (2), la distribution (3) et finalement les prix payés par les consommateurs en rayon (4).
En nous penchant en détail sur chacune des étapes qui influence le prix, nous pourrons comprendre quel acteur intervient à quel niveau, quelle prestation est fournie, quelle est la valeur ajoutée et quelle valeur pécuniaire y est attachée. Notre objectif est véritablement de décrypter la chaîne, du producteur au consommateur en passant par la grande distribution.
Les chiffres présentés tout au long de cette enquête sont ceux d’exploitations bien réelles qui vendent leurs fruits et légumes à la grande distribution, en l'occurrence à Migros et Coop. Ces chiffres ne permettent pas de généralisations mais fournissent des observations utiles à notre analyse et permettent aux consommateurs de comprendre les éléments constitutifs du prix de certains produits.
Les maraîchers ayant accepté de témoigner nous ont fourni leurs coûts de production pour un ou plusieurs légumes. Dans certains cas, nous avons pu obtenir la structure de ces frais. Par ailleurs, nous avons également obtenu des informations concernant les prix du tri, du lavage et des emballages. Enfin, les maraîchers ont également partagé les prix minimums et maximums versés par la distribution pour 1kg ou une unité de leurs produits.
Les prix à la consommation sont issus des relevés de l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG). Il s’agit de moyennes suisses, tous détaillants, cantons et provenances des produits confondus.
Nous avons également procédé à des relevés ponctuels dans des succursales de Migros et Coop en Suisse romande. Ces derniers ont été très souvent bien plus élevés que les chiffres livrés par l’OFAG.
Lexique
Les éléments constitutifs de la chaîne de valeur:
- Les coûts de production: tous les frais que doivent assumer les producteurs pour faire pousser puis récolter leurs légumes
- Les coûts intermédiaires tout ce qui s’applique de la sortie du champ à la livraison au distributeur. Notamment le tri, le lavage, l’emballage, le transport.
- Le prix producteur: le prix payé à l’agriculteur par l’intermédiaire ou le distributeur pour 1 kg ou une unité d’un produit.
- La marge nette du producteur: la différence entre le prix auquel le producteur vend son produit et ses coûts de production.
- Les coûts du distributeur: les frais pris en charge par la grande distribution, comme la mise en rayon, le stockage, les coûts d’exploitation de la succursale, etc.
- La marge du distributeur: la différence entre le prix payé au producteur et le prix en rayon. On parle de marge brute lorsque les coûts du distributeur ne sont pas pris en considération et de marge nette lorsque ces coûts sont déduits.
- Le prix à la consommation: le prix final que paie le client lorsqu’il fait ses courses.
1. Côté jardin: combien ça coûte?
Pour y voir clair, notre première étape consiste à déterminer la part des coûts de production dans la formation du prix définitif d’un légume, à savoir ce que doivent assumer les agriculteurs pour semer, planter, faire pousser et ramasser leurs récoltes. Ainsi, un légume vendu en dessous du prix de production fera soit perdre de l’argent au maraîcher, soit ne lui permettra pas de dégager un revenu décent.
Le maraîcher doit prendre en charge une multitude de coûts différents, de l’achat des graines jusqu’à la récolte. Ils varient fortement d’une exploitation à une autre et d’une culture à une autre. Par conséquent, si le maraîcher s’est spécialisé dans une culture particulière, il pourra réaliser des économies d’échelle et réduire ses coûts. Il pourra par exemple négocier des prix de gros pour ses semences, ses engrais et disposer de machines performantes pour son exploitation. Mais si, au contraire, la ferme produit beaucoup de sortes de légumes différents, elle aura des coûts plus dispersés.
Les coûts de production d’une exploitation bio sont plus élevés, en moyenne de 30%. Les semences sont 30-40% plus chères, le désherbage manuel est plus gourmand en temps, ce qui augmente les coûts liés à la main-d’œuvre. Quant aux engrais naturels bio, ils sont quatre à cinq fois plus chers que pour une culture conventionnelle.
Coûts variables et risques
Le coût de la main-d’œuvre compte également pour beaucoup dans la facture prise en charge par le producteur. De plus, les conditions salariales ainsi que les semaines travaillées ne sont pas les mêmes d’un canton à un autre. À Genève par exemple, le salaire minimum dans l'agriculture est fixé à 17 fr. 10 l’heure et la semaine de travail peut compter jusqu’à 45 heures. Dans le canton de Vaud, pas de salaire minimum légal et une semaine de 49 heures et demie au maximum, tandis qu’à Zurich, les ouvriers agricoles peuvent œuvrer pendant 55 heures. Autant d’éléments qui pourraient expliquer pourquoi un kilo de carottes ne coûte pas le même prix à produire dans toute la Suisse.
Les producteurs assument également un risque lié au type de produit, aux ravageurs ainsi qu’aux conditions météorologiques. L’an dernier, des gels tardifs, des précipitations abondantes avec à la clé des inondations et des tempêtes de grêle ont durement impacté les récoltes. Selon l'Agence d'information agricole romande (AGIR), les rendements des abricots s’élevaient à 35% de la moyenne sur cinq ans, la perte des carottes et des oignons a été estimée à 25-30% par rapport à l’année précédente et les salades avaient fait défaut au moment du pic de production en juillet-août. En 2022, la situation n’est guère meilleure, avec cette fois les pics de chaleur observés. Les producteurs de pommes de terre tablent sur un manque de 25% de récoltes. Quant au maïs, il était en train de «sécher sur pied», selon le témoignage de cet agriculteur vaudois dans les colonnes de L’illustré cet été. Il estimait sa perte à 50%.
Si les producteurs contractent des assurances pour se prémunir contre certains aléas climatiques, comme la grêle, ces dispositions ont également un coût que tous ne peuvent pas se permettre.
En plus des risques cités plus haut, les paysans doivent faire face à des prix poussés à la hausse par la conjoncture actuelle. Lié à la hausse des prix des énergies, les engrais ont subi une augmentation de 60% par rapport à l’an dernier, les carburants également sont sensiblement plus chers, tout comme le gaz, utilisé pour la culture sous serres chauffées.
Main-d’œuvre, météo, assurance, inflation: autant d’éléments variant d’une année à l’autre sur lesquels l’agriculteur n’a pas d’emprise mais qui font varier sa récolte et ses coûts de production.
L’augmentation des coûts à la charge des maraîchers
Toute variation du coût de production non répercutée sur le prix payé à l’agriculteur fait baisser la marge de ce dernier. Ainsi, si les prix des semences augmentent mais que le paysan ne peut pas vendre son légume plus cher au final, sa marge diminuera.
La hausse des coûts de production ne se répercute ainsi pas forcément entièrement sur le prix payé au producteur. Ces éléments dépendent de l’état du marché et des négociations entre producteurs et distributeurs. Le problème, c’est qu’il est impossible pour le consommateur de s’en rendre compte: ce n’est pas parce que le prix d’un bien augmente en rayon que le producteur a touché une plus grande somme d’argent!
Prenons l’exemple du concombre. Selon notre enquête, les coûts de production d’un concombre issu d’une culture sous serre sont passés, entre 2021 et aujourd’hui, de 85 ct. à 96 ct. l’unité. Ainsi, dans la mesure où le prix payé au producteur reste stable, de même que les coûts liés à la mise sur le marché du produit – supportés également par l’agriculteur et qui s’élèvent ici à 28 ct. l’unité – alors la marge nette baisse de manière drastique: l’agriculteur ne gagne aujourd’hui plus que 2 ct. par concombre, contre 13 ct. l’an dernier.
Prix payé au producteur: le cas du concombre
Les coûts de production des légumes de l'enquête
2. Tri, lavage, emballage et livraison: qui paie les coûts intermédiaires?
Le tri, le lavage et surtout l’emballage, appelés «coûts intermédiaires», pèsent d’une manière non négligeable sur le prix final du produit.
Il existe différents types d’organisation:
- Le maraîcher s’occupe lui-même du lavage et de l’emballage.
- Plusieurs maraîchers s’organisent en coopérative afin de centraliser les coûts intermédiaires. C’est le cas par exemple de l’Union Maraîchère de Genève.
- Un intermédiaire privé achète les produits et s’occupe du tri, du lavage, de l’emballage ainsi que de la mise sur le marché. C’est le cas de la fenaco, énorme société coopérative agricole issue de la fusion de six coopératives agricoles qui approvisionne autant le commerce de détail que ses propres magasins Landi et Volg.
Aujourd’hui, devant les exigences de la grande distribution, il est parfois difficile pour certaines exploitations de s’occuper elles-mêmes de la mise sur le marché. Selon une étude d’Agridea sur la distribution de la valeur en filière, le nombre d’expéditeurs agréés pour la livraison de légumes s’est ainsi fortement réduit à l’initiative des détaillants. Par exemple pour le Seeland, le nombre d’expéditeurs est passé de 300 à moins de 30, avec des spécialisations et des services pointus (notamment emballage), et des liens logistiques poussés (volumes livrés, délais, réassortiments). Ces acteurs entrent donc eux aussi dans la chaîne, réclamant également leur part du gâteau.
L'emballage: trop cher, imposé, pour une utilité questionnable
Les discussions avec les maraîchers révèlent de fortes tensions autour des emballages. En effet, ceux-ci sont imposés par la grande distribution. Les magasins déterminent la manière exacte dont chaque produit doit être empaqueté pour pouvoir être mis en rayon. Ces emballages ont un prix dans la mesure où ils nécessitent des machines coûteuses, du matériel et de la main-d’œuvre supplémentaire. Ainsi, le plastique autour des salades ou les barquettes des tomates cerises influent sensiblement sur l’addition finale. Cette addition s’alourdit de jour en jour dans un contexte d’inflation, où les prix du plastique et du carton ont déjà fortement augmenté et où d’autres hausses sont prévues dans les prochains mois.
Pour certains produits étudiés, l’emballage constitue une part importante du prix final. C’est le cas par exemple de la salade batavia, où la protection en plastique correspond à un tiers du prix de vente! Cet emballage, imposé par la grande distribution, a pour but d’éviter les pertes pour ce légume délicat et à la conservation courte. De l’aveu même des agriculteurs, qui ont accès aux chiffres, cette protection n’a pas véritablement d’impact significatif sur le gaspillage, malgré son coût significatif!
3. Côté distributeurs, l’opacité demeure
Face à ces chiffres, nous avons interpellé Coop et Migros, qui représentent à eux seuls 80% du commerce des fruits et légumes à destination des particuliers.
Afin de comprendre au mieux le fonctionnement de ce maillon de la chaîne, nous leur avons posé des questions relatives à leurs coûts d’exploitation, aux prix payés aux producteurs ainsi qu’aux marges brutes réalisées pour une liste de produits issus du maraîchage.
Les réponses sont extrêmement laconiques. Du côté de Coop: «Nous ne communiquons habituellement pas les chiffres demandés. Dans ce cas également, nous nous en tenons à notre principe et vous remercions de votre compréhension.» Et pour Migros: «Malheureusement, nous ne communiquons pas de tels chiffres. Merci de votre compréhension.»
Réfugiés derrière ces réponses sèches mais polies, les géants orange maintiennent leur posture, qui consiste à se dédouaner de toute explication. Ils refusent ainsi de participer à l’effort pour lever l’opacité qui entoure les produits alimentaires. Quand bien même ceux-ci sont produits en Suisse dans un système subventionné dont la rémunération repose entièrement sur les consommateurs.
Le seul élément de réponse un tant soit peu exploitable est apporté ici par Coop. Il concerne les différents types de coûts relatifs aux fruits et légumes supportés par le distributeur. Pour le détaillant, «les coûts se situent dans les domaines du contrôle de la qualité, de la distribution, de la logistique et de la vente, pour cette dernière, il s'agit notamment des coûts de personnel et d'infrastructure.» Autant de postes de dépense à la valeur ajoutée moindre que celle apportée par le producteur.
Considérant les produits frais, si les distributeurs subissent également une certaine hausse des coûts, les risques courus par la mise en rayon ou le stockage des produits semblent être moins importants que ceux assumés par les agriculteurs.
Il est intéressant de rappeler ici les bilans de ces grands détaillants. Coop a réalisé en 2021 un chiffre d'affaires de 31,9 milliards de francs, en hausse de 5,6%, et un bénéfice de 559 millions. Ses ventes de produits bio ont dépassé les 2,1 milliards, celles de produits durables ont progressé de 409 millions pour atteindre 5,9 milliards. De son côté, le groupe Migros a réalisé un chiffre d’affaires consolidé de 28,9 milliards et un bénéfice du groupe de 668 millions.
Interrogés sur leurs chiffres, les géants répètent pourtant sans cesse que leurs marges nettes (1,5 à 2%) ne reflètent pas l’immensité de leur chiffre d’affaires.
4. En rayon, les prix décollent
En termes de valeur ajoutée, les coûts de production et ceux liés au tri, au lavage et à l’emballage devraient expliquer la plus grande partie du prix final des produits issus du maraîchage. Pourtant, ils n’en expliquent en général qu’une fraction. En plus de la part que s’octroie la grande distribution, le prix des légumes fluctue énormément selon la saisonnalité et les barrières douanières.
Des prix difficilement explicables
En tenant compte de tous les éléments à la charge du producteur, les coûts de production n’expliquent qu’en partie le prix final. Selon les exemples portés à notre connaissance, ces frais ne comptent en effet que pour un quart ou un tiers du tarif pratiqué en magasin, à l’exception des concombres (47%) et des tomates grappe issus de la culture sous serre (54%). Il est intéressant de constater que pour le concombre bio de pleine terre, le coût de production ne correspond qu’à 27% du prix final payé par le consommateur!
Part des coûts de production dans l’explication du prix final
Une saisonnalité qui coûte plus cher
Le prix des produits issus du maraîchage varie énormément. Sur l’année écoulée, le prix moyen du kilo de tomates cerises a fluctué entre 4 fr. 70 et 10 fr., atteignant son pic en été alors que la saison bat son plein: contre-intuitif? En effet! Mais il y a bien une logique derrière...
En matière de maraîchage, le calendrier est divisé en deux: la période où les fruits et légumes suisses sont considérés comme étant en pleine saison. Ils sont alors protégés de la concurrence internationale par des taxes d’importation élevées et un système de contingent. Durant le reste de l’année, les barrières douanières sont abaissées: les fruits et légumes produits en suisse se retrouvent en concurrence avec ceux produits dans le reste du monde.
Durant ces mois, les producteurs suisses doivent négocier âprement leurs prix dans un marché ouvert, face à des exploitations ayant des coûts de production bien plus bas. Ils n’ont pas d’autre choix, pour pouvoir écouler leur marchandise et concurrencer les légumes importés, que de diminuer drastiquement leurs marges et parfois même de vendre à perte. D’autant plus que les débouchés sont faibles en dehors de la grande distribution.
À l’inverse, pendant les mois où les importations sont limitées par les barrières tarifaires, la concurrence est moins rude et les maraîchers bénéficient d’un meilleur pouvoir de négociation. Ils peuvent donc vendre plus cher leurs produits à la grande distribution et rattraper ainsi leurs marges, même s’il existe évidemment une concurrence entre producteurs à l’intérieur du pays.
Le consommateur subit directement cet effet de rattrapage: il paie plus cher les produits lorsqu’ils sont en pleine saison et abondants. Ce prix artificiellement élevé ne sert qu’à rééquilibrer l’ensemble de l’année maraîchère. Et lorsque les prix payés aux producteurs sont au plus haut, ils sont répercutés par les distributeurs sur les consommateurs. Alors que ces protections devraient avoir pour effet de protéger la production indigène, elles ont une conséquence indirecte, mais notable, sur le budget des ménages.
La FRC reçoit régulièrement des témoignages de consommateurs qui s’étonnent du prix élevé des produits frais en pleine saison. Comme, au mois de juin, un membre vaudois qui s’étonnait du prix des légumes suisses vendus jusqu’à 33 fr. le kilo en grande surface: «Les prix sont exorbitants! En cette saison, on devrait avoir accès à des fruits et légumes à des prix beaucoup plus bas, même bio!»
Dans notre enquête, le cas des tomates cerises (voir graphique) est particulièrement édifiant. Grâce aux données récoltées sur le terrain, il est possible de voir que lorsque les protections douanières sont installées, les prix à la consommation sont au plus haut mais aussi que les marges pratiquées par les distributeurs sont particulièrement importantes.
Dans ce système, les distributeurs sont ainsi les grands gagnants: leurs marges augmentent lorsque les prix augmentent. Mais elles restent toutefois fortes lorsque les prix à la consommation diminuent, dans la mesure où les prix payés aux producteurs baissent également.
Les tomates cerises sont plus chères en saison...
...les tomates grappe aussi
Pour les tomates grappe, le prix au kilo payé au producteur varie énormément, d’après nos informations. Entre 1 fr. 80 et 3 fr. 50 fr., tandis que le tarif moyen en magasin oscille entre 3 fr. 34 et 4 fr.09 fr.
Selon les données en notre possession, les coûts de production par kilo s’élèvent à 2 fr. 09. De ce fait, la marge nette du producteur est comprise entre -29 ct. et 1 fr. 41 par kilo, à condition que les frais de lavage et de tri (47 ct./kg) ne soient pas à sa charge. Pour le distributeur, la marge brute peut monter jusqu’à 2 fr. par kilo, soit la moitié du prix en rayon. Sans détails sur les frais couverts dans la marge brute, on ne peut que constater un déséquilibre entre les deux acteurs.
(Sur)marges dans le bio
Les légumes bio coûtent en moyenne 30% de plus à la production que les légumes produits en culture conventionnelle, même si ces coûts sont variables en fonction de l’exploitation, par exemple son niveau de spécialisation ou de mécanisation. En revanche, la différence des prix à la consommation pour les fruits et légumes bio et non bio selon le panier établi par l’OFAG est de près de 50% en 2022. Une différence difficile à expliquer et justifier.
Prenons concrètement l’exemple de la carotte. Selon les documents que nous avons pu obtenir, les coûts de production se montent à 57 ct./kg en conventionnel et 80 ct. en bio, soit une différence de 40%. En rayon, cette différence est de 48 à 116% pour le bio, en fonction des mois. Pour les tomates grappe, la différence de coûts de production s’élève à 34% or les relevés de l’OFAG pour les prix pratiqués par la grande distribution vont jusqu’à 138% de plus!
Les prix de vente fixés par les distributeurs répercutent ainsi les coûts de production d’une manière plus forte lorsque le produit de base est plus onéreux. Cette pratique bien connue avait déjà été démontrée lors de notre enquête sur les produits laitiers et semble se confirmer également dans le maraîchage lorsque l’on oppose les produits issus de l’agriculture biologique à ceux issus de l’agriculture conventionnelle.
Tomates grappes: le bio coûte (beaucoup) plus cher...
...même chose pour la carotte
Cette répercussion plus importante des marges sur les produits bio tend à prouver que les distributeurs profitent du fait que les consommateurs veulent soutenir des produits issus d’une agriculture durable (à l’heure actuelle, 21,2% des légumes sont vendus en qualité bio), pour gonfler les prix de manière artificielle, les réservant ainsi potentiellement à une population plus aisée. Au lieu de financier la transition vers une agriculture plus durable, les consommateurs qui font l’acquisition de ces produits remplissent surtout les poches des distributeurs.
Les manquements de l'OFAG
L’OFAG est chargé en Suisse de l’observation du marché, notamment le maraîchage. Ainsi, selon l'article 27 de la Loi sur l'agriculture, «le Conseil fédéral soumet les prix des marchandises qui sont influencés par les mesures de politique agricole de la Confédération à une observation du marché». De plus, selon l’ article 1 al. 3 de l’Ordonnance sur l’observation du marché dans le domaine de l’agriculture, «le service d’observation du marché enregistre périodiquement le niveau des prix des produits agricoles et des produits agricoles transformés à différents échelons de la transformation et du commerce ».
Or, dans les faits, les seules données fournies par l’OFAG sont les prix à la consommation et certaines données sur les coûts et les prix à la production, lorsque les filières sont bien constituées (comme pour les patates ou les œufs). Aucune trace des «différents échelons» décrits dans l’ordonnance. Il n’y a par exemple pas de détail sur la part que représentent la transformation, le transport, la distribution dans le prix final. Le consommateur n’a par ailleurs pas accès à des données quant aux prix payés aux producteurs.
Ce manque de transparence a été critiqué à plusieurs reprises, notamment au niveau parlementaire, encore récemment dans une motion reprise par Jacques Nicolet (UDC/VD). Dans sa réponse, le Conseil fédéral estimait que les prix d’achat et de vente d’une même chaîne de création de valeurs ne peuvent pas être publiés simultanément, car cela constituerait une «atteinte au secret commercial», une démarche jugée comme n’étant «pas judicieuse» par l’organe exécutif.
Considérant le fait que les principaux distributeurs ne communiqueront pas d’information sur leurs marges et le prix payé aux producteurs, les manquements de la Confédération dans l’application stricte de la loi participent de l’opacité du marché. Par ailleurs, le rôle et l’impact des grossistes, notamment de la fenaco, restent largement méconnus et peu documentés.
Dans la pesée des intérêts, les autorités ont donc privilégié la concurrence à l'information claire et transparente. Une situation qui se fait au détriment des agriculteurs et des consommateurs et qui profite aux intermédiaires et à la grande distribution.
Au final, où sont les marges?
Ce que nous avons découvert jusqu'ici:
- Pour les agriculteurs, les coûts de production sont relativement fixes. Ils ont cependant tendance à augmenter dans le contexte actuel, principalement pour les cultures sous serres chauffées.
- Les coûts intermédiaires, notamment ceux liés aux emballages, augmentent fortement en ce moment. Et ils sont imposés par les distributeurs. Selon nos informations, ces variations sont le plus souvent à la charge des producteurs.
- Les prix payés aux producteurs varient mais dans une mesure bien moindre que les prix à la consommation.
- Les prix à la consommation fluctuent énormément selon la saisonnalité et augmentent durant les périodes de fortes protections douanières.
- Les coûts de mise en rayon et de préservation des légumes en magasin restent inconnus.
Les marges des producteurs sont extrêmement fluctuantes et dépendent de la concurrence, de l’état du marché, de la saison, de la météo et donc du rendement, des protections douanières et des coûts variables de production. Pour les agriculteurs, les marges ne sont donc jamais garanties alors même qu’ils assument, selon nos informations, la plus grande partie des risques, aussi bien liés à la production qu’à la situation inflationniste.
La grande distribution affirme très régulièrement être «le meilleur client» et travailler en «partenariat» avec les maraîchers suisses. Elle achète la plus grande partie des productions et dispose en conséquence d’un pouvoir disproportionné sur ce marché. Les positions de Migros et Coop leur permettent ainsi de mener les négociations pour fixer leurs prix et leurs conditions aux producteurs, ces derniers se trouvant en concurrence entre eux et, selon la période de l’année, avec d’autres maraîchers à l’international. Migros aime à rappeler qu'il est le premier client de l’agriculture suisse, même si la grande distribution profite d’une situation dans laquelle les producteurs ne trouvent pas de débouchés alternatifs suffisants pour écouler leur marchandise et sont obligés de se plier à ces exigences. «Nous ne travaillons pas avec les distributeurs, mais pour eux», a confié un paysan à la FRC sous couvert d’anonymat.
Répartition inéquitable des risques, des coûts et des marges
Sur la base des données sur lesquelles nous avons travaillé, nous avons finalement pu déterminer la répartition des coûts et des marges pour un certain nombre de produits dans une situation et pour une exploitation donnée. Les graphiques suivants montrent la décomposition du prix de certains produits entre coûts de production, coûts intermédiaires, marges nettes du producteur et marges brutes du distributeur. Les résultats sont problématiques: le gâteau est très mal réparti au détriment des producteurs et le distributeur s’octroie la part du lion. On peut ainsi constater que la marge nette du producteur correspond parfois à un tiers de celle de Coop ou que pour le concombre vendu 1 fr. 80 chez Migros, la marge nette du producteur ne correspond parfois qu’à 2 ct.!
Coop se taille la part du lion...
...et Migros aussi
Au vu des résultats de cette enquête, il apparaît que le marché des produits issus du maraîchage est problématique tant pour les producteurs que pour les consommateurs. Les premiers assument quasiment l’entier des risques pour des marges extrêmement fluctuantes. Les seconds paient au prix fort des légumes locaux et de saison pensant rémunérer les producteurs alors qu’ils financent en grande partie la marge des distributeurs, les emballages imposés par les géants orange et les effets de rattrapage des prix lorsque les protections douanières sont au plus haut. C’est un système grippé au détriment des acteurs situés à l’extrémité de la chaîne de valeur.
Ces conclusions vont à l’encontre des messages prônés par la distribution. En effet, les géants ne se gênent pas pour communiquer largement sur les agriculteurs dont ils achètent la production, les mettant en valeur dans leurs spots télévisés ou sur des affiches géantes dans les points de vente. Les produits locaux sont présentés à grands renforts de labels et d’autocollants apposés sur les emballages. Des messages trompeurs pour le consommateur qui pense rémunérer un vrai partenariat, alors qu’il s’agit d’un raisonnement marketing.
Où va donc l’argent du consommateur lorsqu’il achète un légume suisse en grande surface? Au vu de nos données, cette somme ne finance pas un système équitable, qui rémunère les acteurs de la chaîne de valeur en fonction de la plus-value apportée au produit. Le consommateur paie ainsi, pour beaucoup, la répercussion des marges calculées en pour cent par la grande distribution. Plus le produit est suisse, bio et de saison, plus la marge des détaillants est élevée. La grande distribution, loin de favoriser une consommation locale et de saison, utilise ces éléments comme arguments de vente, tout en maintenant une opacité totale sur son fonctionnement.
Les revendications de la FRC
Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la FRC et Jean Busché, spécialiste Économie
Le combat sur les marges amorcé de longue date par la FRC n’est pas qu’une question de prix. La Suisse a besoin d’un tissu agricole pérenne et d’un marché juste qui permette aux consommateurs de savoir ce qu’ils paient.
L’alimentation n’est pas un bien de consommation comme un autre, il s’agit de biens vitaux qui font intrinsèquement partie de notre quotidien. Indispensables à notre santé, les fruits et légumes occupent une place de choix dans notre alimentation. Les effets pervers provoqués par un marché asymétrique ont des conséquences sociétales qui dépassent les intérêts pécuniaires des acteurs en jeu. C’est pourquoi ces problèmes doivent être urgemment traités. Le marché des produits issus du maraîchage doit ainsi faire l’objet d’une attention particulière de nos autorités; le laisser-faire n’est plus une option. Les biens alimentaires sont une ressource nécessaire et non une occasion de spéculer.
Au vu des résultats de l’enquête concernant le maraîchage, la Fédération romande des consommateurs demande une plus grande transparence des prix, une meilleure répartition des marges, une saisonnalité au meilleur prix et une vraie remise en cause des emballages et autres normes telles que le calibrage, imposés par la grande distribution.
Pour une plus grande transparence des prix
La transparence permet de rééquilibrer les rapports de force qui aujourd'hui se font au détriment des producteurs. L’opacité sur la formation des prix est vectrice d’asymétrie de l’information qui se fait aussi sur le dos des consommateurs. Ceux-ci peuvent être induits en erreur quant à la répartition du montant qu'ils paient pour un produit.
En refusant de communiquer, les distributeurs sont ici les principaux artisans de cette opacité. Et c’est parce que l’alimentation est si importante pour chacun que la FRC se penche sur l’entier de la chaîne. Dans ce combat, producteurs et consommateurs sont liés pour renforcer leur pouvoir, pour l’heure trop faible.
Stop aux marges déconnectées de la valeur ajoutée: pour un observatoire des marges
Les marges doivent rester proportionnelles aux coûts, aux services rendus et aux risques courus par les acteurs de la chaîne de valeur. Le fait que la grande distribution s’octroie la part du lion est le reflet d’un marché dysfonctionnel où certains acteurs abusent de leur pouvoir de négociation.
Considérant les manquements de l’OFAG sur le plan de l’observation du marché des produits issus du maraîchage, la mise en place d’un observatoire des marges permettrait aux producteurs, aux consommateurs ainsi qu’aux décideurs de disposer de meilleurs outils pour appréhender l’état du marché.
Pour des produits de saison à un prix de saison
Aujourd’hui, la grande distribution répercute de manière disproportionnée les prix payés aux producteurs sur les consommateurs. Ce qui signifie des légumes de saison plus chers et des produits bio hors de prix. Plus le produit est cher, plus la marge est élevée en valeur absolue.
Le local doit être rémunéré par les distributeurs tout au long de l’année. Il ne doit pas constituer un simple argument de vente. Les consommateurs sont prêts à payer plus des produits de leur région, mais à condition d’en payer le prix juste et non pour financer un système de rattrapage.
Moins d’emballages pour nos légumes
Les films plastiques qui entourent nos salades, nos concombres et nos potirons ainsi que les barquettes sous nos tomates grèvent le coût des légumes. La FRC demande donc leur réduction, voire leur suppression. Ils ne servent trop souvent qu’à faciliter la mise en rayon ou à améliorer le visuel des produits. Leur forme, aspect et taille sont imposés par la grande distribution, ils constituent un coût non négligeable pour les consommateurs et un risque pour les producteurs, particulièrement dans le contexte d’inflation actuel sur les matières premières.
ON SE BOUGE
pour valoriser la production locale
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